Une exposition quel qu’en soit le sujet constitue toujours un pari, surtout lorsqu’il s’agit d’évoquer d’autres cultures ou d’autres civilisations. Le risque est d’autant plus grand que le sujet est large.
Comment aborder en effet la création traditionnelle de tout un continent? Une telle entreprise serait-elle envisageable pour l’Europe ? De fait, la production artistique africaine est un foisonnement qui semble exclure toute tentative de synthèse. Pourtant, quiconque, même ignorant tout des arts africains, ressent à leur simple vue un sentiment partagé de fascination, mélange de surprise devant la forme, d’interrogation quant au sens, de trouble face à l’énergie qui s’en dégage. Ces dénominateurs communs laissent entrevoir une façon singulière de concevoir le monde dont les objets seraient porteurs. Partant de la réflexion de Claude Lévi- Strauss pour qui « l’objet, c’est de la pensée solidifiée », c’est cette pensée que l’exposition à cherché à décrypter et à transmettre au public pour lui donner une grille de lecture introductive, indispensable à la compréhension et à la reconnaissance des arts d’Afrique.
Pour décoder cette pensée, le parcours mettait en scène trois types particuliers de création, les masques, la statuaire et les fétiches, chacune de ces catégories ayant en commun, au-delà de leurs fonctions particulières, de servir la relation de l’homme à l’invisible.
Il était important, en premier lieu, de renseigner le grand public sur les qualités principales de chacune d’entre elles. Ainsi les masques, entre les mains des sociétés secrètes, des confréries, des classes d’âges, peuvent être considérés comme des objets de savoir. Ils transmettent les connaissances, les règles et les rituels, racontent les origines du monde, rythment tous les moments importants de la vie. De son côté le principe de la statuaire repose fortement sur la notion de devoir. Traditionnellement en Afrique Noire, l’organisation des hommes se fonde sur la communion avec les ancêtres et les esprits tutélaires. Les morts se doivent d’aider les vivants en servant d’intermédiaire avec des esprits supérieurs. Ils les conseillent pour tout événement important de la vie. En contrepartie ceux-ci ont le devoir de les honorer régulièrement dans les cultes. Cette interrelation se fait par l’intermédiaire des statues. Enfin les « fétiches » peuvent être considérés comme des objets de pouvoir car, par le biais de la magie ou de la divination, ils ont la faculté d’agir directement sur le cours des choses.
Qu’il s’agisse d’objets de savoir de devoir ou de pouvoir, qualités qui souvent se recoupent, la création traditionnelle des cultures d’Afrique Noire constitue le support matériel d’un système de pensée qui repose sur la vision d’un monde peuplé de forces invisibles. Ces énergies singulières fonctionnent en réseaux de correspondances que l’homme doit s’efforcer de déchiffrer et de contrôler. Cette nécessité entraîne la mise en place par des spécialistes de dispositifs complexes, où les objets tiennent une place centrale à la fois comme révélateurs et comme opérateurs de cette réalité. Masques, statues, fétiches, sont les réceptacles de forces spirituelles activées par des mécanismes d’accumulation d’éléments hétéroclites, associés à des sacrifices, des paroles incantatoires, des musiques, des danses et des transes qui connectent l‘homme à l‘univers. L’art consiste ici à « organiser et réunir » dans le but non pas de « représenter » mais de « présentifier » des puissances occultes, l’objet matériel animé dans cette opération constituant un être à part entière.
Cette pensée se matérialise directement sur les objets eux même : masques composites cumulant des énergies animales, humaines et végétales ; statues portant les traces des offrandes et sacrifices marquant les liens avec les ancêtres ; fétiches saturés de charges magiques activant des forces supérieures.
La démarche de l’exposition justifiait donc une approche très large des créations africaines pour illustrer une conception du monde particulièrement complexe, qualifiée d’analogique par l’anthropologue Philippe Descola, où le fonctionnement de l’univers repose sur les connexions et les corrélations entre des énergies disparates et distinctes les unes des autres. L’enjeu ici résidait dans l’articulation d’une approche à la fois anthropologique et esthétique autour de plus de 200 œuvres exceptionnelles et pour la plupart jamais présentées au public, provenant des grandes collections privées et publiques européennes.
Mais l’essentiel est peut-être ailleurs, dans le fait que cette vision si déroutante pour nos esprits cartésiens qu’ils ne peuvent lui reconnaître la moindre efficience sinon par le fait du hasard, a été la nôtre pendant des siècles et reste toujours présente dans notre inconscient collectif et certains de nos comportements. Jusqu’à la Renaissance notre univers aussi était perçu comme peuplé de forces invisibles, d’êtres surnaturels, d’esprits malins. C’était un monde enchanté où magie, sorcellerie et religion cohabitaient. De nos jour cette réalité est toujours sous jacente dans certaines de nos croyances : astrologie, divination, miracles, médecines parallèles, phénomènes paranormaux ou magiques… La science n’échappe pas à des questionnements sur les forces invisibles, matière et énergie noire, constituant 96% de notre univers.
Passé notre surprise ou notre ironie sur les croyances des autres, il nous reste la découverte d’une richesse de pensée et de création extraordinaire, d’une spiritualité qui ouvre sur un respect profond de la nature et un sentiment de solidarité très fort entre les hommes. Il nous reste le partage de valeurs humaines communes. Voila pourquoi il faut exposer les Arts d’Afrique.
Paul Matharan (Afiavimag)
Conservateur au musée d’Aquitaine
