Alpha Boys’ School : l’élite musicale de la nation jamaïcaine

Don Drummond, Winston « Sparrow » Martin, Johnny « Dizzy » Moore et Leroy « Horsmouth » Wallace parmi tant d’autres sont aux ska, au rocksteady et au reggae ce que Compay Segundo est à la salsa, Jimmy Hendrix au rock, James Brown à la soul ou encore Michael Jackson à la pop. Le dénominateur commun de ces prodiges de la musique jamaïcaine ? L’Alpha Boys’ School, la légendaire institution pour enfants en difficultés établie au 26 South Camp Road, dans la partie Est de la capitale jamaïcaine, Kingston.

La fameuse école est créée le 1er mai 1880 par trois jeunes amies chrétiennes, Justina « Jessie » Ripoll, Josephine Ximes et Louise Dugiol. Grâce à leurs économies et avec le soutien du vicaire apostolique de la Jamaïque, les trois jeunes femmes acquièrent un terrain de 28 hectares qu’elles baptisent alors « Alpha Cottage School». A l’origine, il s’agit d’un orphelinat destiné à accueillir, aider et éduquer des jeunes filles issues de milieux sociaux défavorisés. En décembre 1890, après dix années de dur labeur et de sacrifices, ces trois femmes courageuses et déterminées voient le fonctionnement et l’organisation de leur école s’améliorer de manière considérable grâce à l’arrivée au sein d’Alpha d’un groupe de sœurs appartenant à la congrégation chrétienne des Sisters of Mercy de Bermondsey (Angleterre).

Trois mois plus tard, Justina « Jessie » Ripoll, Josephine Ximes et Louise Dugiol deviennent à leur tour membres des Sisters of Mercy prenant respectivement les noms de sœur Mary Peter Claver, sœur Mary Joseph et sœur Margaret Mary.

Au début, la couture constitue la discipline principalement enseignée aux jeunes filles fréquentant l’orphelinat. Mais par la suite, alors que l’institution s’ouvre progressivement aux garçons (aujourd’hui l’académie Alpha est composée de quatre écoles : The Alpha Infant School, The Alpha Boys’ School, The Alpha Primary School et The Girls High School), viennent s’ajouter d’autres disciplines comme la menuiserie, l’imprimerie et la musique. C’est en 1892 qu’Alpha School débute son programme d’éducation musicale avec une petite formation de cuivres appelée The Drum & Fire Corp. Puis, en 1908, le groupe prend de l’ampleur grâce à un nombre important d’instruments à vent offert par le gouvernement Américain. L’établissement est désormais pourvu d’une section de cuivres de qualité dont les musiciens viendront régulièrement remplir les rangs de l’orchestre militaire de la Jamaïque. De nos jours, la majeure partie des musiciens jouant dans cet orchestre est issue d’Alpha.

L’enseignement musical de l’école s’affine et prend de l’envergure au fil des années pour atteindre son apogée en pleine période jazz dans les années 1940-1950. En effet, à cette époque, l’Alpha Boys’ School voit défiler la future élite des musiciens de l’île qui, au cours des années 1960-1970, jouera un rôle incontournable dans le développement des premiers styles musicaux « pop » typiquement jamaïcains tels que le ska, le rocksteady et le reggae.

Ainsi, quatre des membres fondateurs des Skatalites, le plus grand groupe de ska de tous les temps, firent leurs armes à l’Alpha Boys’ School. Il s’agit du tromboniste de génie Don Drummond; du célèbre saxophoniste Thomas « Tommy » McCook ; du trompettiste d’exception Johnny « Dizzy » Moore et du saxophoniste et trompettiste Lester Sterling. De manière non exhaustive, on peut également citer Leslie Thompson (Docteur en musicologie et première personne de couleur à diriger le prestigieux Orchestre Symphonique de Londres) ; Oscar Clarke (trompettiste de talent et membre de l’orchestre de Louis Armstrong) ; Rico Rodriguez (l’un des meilleurs trombonistes de l’histoire de la musique jamaïcaine avec Don Drummond) ; Eddie « Tan Tan » Thornton (trompettiste des groupes Boney M et Aswad entre autres); Charles Clarke (pianiste et Docteur en musicologie) ; Leroy « Horsmouth » Wallace (célèbre batteur de Studio One qui joua auprès des plus grands artistes de reggae tels Burning Spear, Soul Syndicate, Big Youth, Bunny Wailer, Abyssinians, Dennis Brown, Alton Ellis etc. et acteur principal du film Rockers réalisé par Theodoros Bafaloukos en 1978) ; Leroy Smart (batteur, danseur et chanteur à la voix sublime et poignante) ; Glen Da Costa (saxophoniste) ; Glen Williams (trompettiste et membre du groupe Byron Lee & The Dragonaires) ; Albert « Apple » Craig (ancien membre du groupe Israel Vibration) ou encore le multi-instrumentiste Winston « Sparrow » Martin (batteur, trompettiste, claviériste, directeur de la section de musique à l’Alpha Boy’s School depuis 1987 et actuel membre des Jamaica All Stars aux côtés de Johnny « Dizzy » Moore).

Au cours d’un entretien avec « Sparrow » Martin en décembre 2006 à l’Alpha Boys’ School, ce dernier déclara:

« Alpha Boys’ School est une très bonne école. C’est une école créée pour les enfants issus de familles pauvres qui veulent s’en sortir et aller de l’avant. Mes parents étaient pauvres, je viens de Denham Town dans le quartier de Trench Town, et mes parents ont décidé de m’envoyer à Alpha à l’âge de 9 ans, vers 1948-1949.  J’y suis resté une dizaine d’années jusqu’à l’âge de 17 ans. J’allais à l’école avec certains membres des Skatalites comme Don Drummond, Johnny « Dizzy » Moore, Lester Sterling entre autres. Je jouais dans le groupe des juniors tandis qu’ils jouaient dans l’orchestre des seniors, car ces gars-là sont un peu plus âgés que moi. Don Drummond était une personne très calme à l’école. Il travaillait beaucoup et était très créatif. Il a composé beaucoup de chansons et de mélodies quand il était élève à Alpha. Lorsqu’il a quitté l’école, il a eu la chance d’aller chez Coxsone, puis Duke Reid  et d’enregistrer ses nombreuses chansons. […] Moi j’ai joué avec plein de groupes. J’ai joué en Angleterre avec Jimmy James and The Vagabonds ; j’ai joué avec des groupes de jazz comme The Sonny Bradshaw Quartet ; j’ai joué avec Carlos Malcolm and His Afro-Jamaicans ; j’étais dans l’orchestre militaire de la Jamaïque etc. Aujourd’hui, je joue dans les Jamaica All Stars auprès de Jerome Hinds, Skully Simms, « Dizzy » Moore etc. Nous jouons du mento, du ska, du rocksteady et du reggae, les différents styles de la musique jamaïcaine, quoi ! […] Je joue de nombreux instruments. Je joue de la batterie, de la trompette, du xylophone, je chante etc. »

Notons que sœur Mary Ignatius Davies, qui dirigea l’Alpha Boys’ School de février 1939 jusqu’à sa mort en février 2003, reste un personnage emblématique de l’école. En effet, c’est elle qui éduqua un grand nombre des musiciens les plus illustres de l’île cités précédemment. Elle apparaît dans plusieurs documentaires sur l’histoire de la musique jamaïcaine dont, notamment, Portraits of Jamaican Music de Pierre-Marc Simonin dans lequel elle nous fait partager ses souvenirs :

« Les enfants venaient ici parce qu’ils avaient besoin d’être soignés, d’être protégés, certains parce qu’ils avaient perdu leurs parents. La musique n’est pas la seule activité que nous ayons ici, nous en avons sept autres. En 1892, au départ, l’Alpha Boys’ School était une petite formation. Et puis, en 1908, on a reçu des instruments à vent des Etats-Unis et c’est là qu’on a vraiment commencé. Bien sûr, tout le monde voulait faire partie du groupe. Mais rapidement, ils s’apercevaient que ce n’était pas si facile que ça et qu’il fallait beaucoup travailler et beaucoup s’entraîner. On était très pauvre à l’époque. Souvent, on rafistolait les instruments avec des bouts de ficelle et on bouchait les trous comme on pouvait. Mais ça ne les a pas empêchés de réussir et, pour beaucoup, au plus haut niveau dans leur profession. Parfois, lorsque leur professeur était absent,  ils se réunissaient et faisaient des bœufs, bien loin de ce qu’on leur apprenait. A l’époque, ils étudiaient surtout du classique, mais entre eux, ils jouaient du jazz, du rythme and blues etc…ce qu’ils ont retrouvé plus tard dans leur vie. Mais ils n’ont jamais oublié d’où ils venaient. »

 

Jérémie Kroubo Dagnini. (Afiavimag)

 

 

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