Les mutins du Ramadan

 

Deuxième pilier de l’islam, le ramadan connaît des pratiques diverses. Entre 70% et 80% des Français de confession musulmane jeûnent. Une réalité effrayante pour les partisans d’une laïcité radicale. Qui oublient un peu vite la variété des profils

Chacun voit le ramadan à sa porte. Marseille, marché de Noailles. Idris, assis à la terrasse d’un café, célèbre cette fête. Mais à sa façon. La bière, le pastis font partie du rituel, mois sacré ou pas. Aux littéralistes qui doutent de sa foi ou le chambrent, il leur balance : « C’est Dieu qui me jugera ». D’ajouter, citant Tonton David, non le prophète de l’islam : « A chacun son destin, passe le message à ton voisin ».

« Qui va me nourrir ? »

Personne pour moufter. Personne (heureusement) pour rappeler «l’enfer», «le jugement dernier» au mutin. Dans ce quartier, ascètes et consommateurs d’alcool cohabitent en bonne intelligence. On se croirait presque à Cordoue, du temps d’Abu’l Walid Muhammad Ibn Rouchd (Averroès). Un peu plus loin sur la place, Icham vend cigarettes, contre-façons, babioles. Discrètement, il avance, se fond dans la foule, sac en cuir sur l’épaule, sûr de son commerce. Propose ses produits au tout venant, femmes voilées. Son mobile ? La galère que, d’autres, en bon docteurs de la loi, nommeraient ailleurs, « mécréance » : « Il faut bien que je fasse vivre ma famille. Ramadan ou pas, les affaires continuent. Qui va me nourrir ? Eux et leur zakat* ? ».

Des hérétiques ?

Quatre jeunes en survêt, appuyés contre un mur, regardent les femmes passer. Déshabillent les silhouettes. Parfois, les commentaires fusent : «Salope. Qu’elle est bien roulée celle-là, Kader !» Les anciens, eux,  font les courses, slalomant entre les cartons posés à même le sol. Imperturbables, le ramadan dans le cœur, loin de la libido.

Tekman, kurde d’origine, tiré à quatre épingles, pilier du restaurant Le Galatasary, n’attend pas la rupture. Droit dans ses bottes, chemise ouverte, il avale son kefta devant Mehmet qui ne réclame pas son reste. Ils sont nombreux, Boulevard Garibaldi, à faire comme lui. « Ma femme et ma fille pratiquent. J’ai droit à des remarques et à la morale toute la journée. Alors, je sors. » Persécuté Tekman ? Allons donc ! « Je respire ». Il fume, se désaltère, grignote, fait le tour des restaurants, papote. Quand il ne jure pas.

Loin d’examiner sa conscience comme le recommandent les Fuqaha* en pareille circonstance, il continue de vivre. Le soir, quand d’autres se rendent à la mosquée pour entendre des sourates, il joue au poker, regarde les matchs de foot avec les copains.

Sa devise ? Eviter « les jus de crâne ». Une expression locale qui résume le personnage : « Je ne me sens pas coupable. Je suis musulman mais je suis allergique aux rites ».

Marseille, exception française ? Certainement pas.

L’islam girondin

Bordeaux n’a rien à envier à la Canebière. La rue Des Faures ne connaît pas la piété. Ni la prière. Les scènes suffisent pour mesurer la « crainte de Dieu ». Des croyants vendent du shit à des riverains, reçoivent des clients à la volée, parfois négocient sur le parking.

Certains, parmi eux, font le ramadan. C’est le cas de Farid, 32 ans, au chômage.

Assis, place Reynaud devant l’église, il écoule sa marchandise. Quand on lui demande si ses activités sont compatibles avec le Coran, il ne se fait pas prier : «Je n’ai pas de travail ». Lui aussi, comme Icham, évoque les « affaires », les ventres à remplir, le lait à acheter pour sa dernière. Allah dans tout ça ? «Il connaît les poitrines et les cœurs» affirme un verset.

Dans les brasseries, les clients se comptent sur les doigts de la main. Pas un chaland Au bout du monde, d’habitude plein à craquer. En revanche, Les gens du Livre (les Chrétiens) font le plein. En terrasse, les « meilleurs élèves » sont des « visages pâles », des « gringos ». Au menu : cochonnaille, sangria, tartes. Mais n’allez pas croire qu’on ne sert pas d’alcool dans les restaurants musulmans à Saint-Michel. Au Rizana par exemple, pour le plus grand bonheur du « mécréant », le vin, la bière coulent à flot. Les serveurs, loin de faire de la résistance ou mourir en martyr (le licenciement), ne montrent pas une once de gêne. Indice d’une « bonne intégration » pour les assimilationnistes. « En apéritif, vous prendrez quoi madame ? Du rouge pour accompagner le couscous monsieur ?  Je vous ressers du rosé peut-être ? » A deux pas de cet Eden, Les saveurs de l’Atlas font office de parents pauvres, de pugatoire. De quoi faire bondir des fondamentalistes.

« Non à un ramadan Koh Lanta »

La palme d’or, il y en a une, revient à Mimouna, journaliste. A quarante quatre ans sonnés, divorcée, la tourangelle n’entend pas jouer les fourbes. Encore moins les mères pudibondes : « Je ne fais pas le ramadan ». De poursuivre, volubile : « Je fais ce que je veux ». Ses « pêchés », elle les égrène sans tabou : « Le vin, la cloppe, les mecs ».

Scolarisée chez les sœurs, elle ne renie pas sa culture. Encore moins sa religion : « Je suis musulmane de naissance ». Alors que s’est-il passé ? Pour justifier la grève, elle fait un rapide état des lieux de l’islam à l’aune de la mondialisation, ne laissant pas une miette dans son assiette. A l’entendre, le ramadan a perdu « de sa splendeur ». « La performance » remplacerait l’esprit du jeûne. Pourfendeuse des « modes », elle dénonce, à l’instar d’un imam radical, « un ramadan Koh Lanta ». Où le culte du corps,« l’obsession de la ligne » (pour vous mesdames), auraient congédié la tradition, l’humilité de la foi, la discrétion. Va-t-elle jusqu’à prendre un demi Place Casteloup, narguer les barbus en jupe devant la mosquée, rue Jules Guesde ? Non. Plan délocalisation : « Je bois ma coupe de champagne chez Marlène, un peu plus bas. On ne va tout de même pas provoquer les gens sous leur propre toit ». Si pour quelques-uns, la mutinerie prend sa source dans la bonne chère, une relecture du rite, chez elle, la révolte a un tout autre sens : « Le GIA a assassiné mon oncle et mon cousin pendant la décennie noire. Les deux seules personnes qui méritaient de porter le titre d’hommes dans ma famille.»

On n’hésite pas à manger du porc

Divine surprise ! Que les antireligieux « laïcards » et les populistes islamophobes se rassurent. Il y a « mille façons de faire le ramadan ». Leïla Babes, sociologue l’affirme : « Certains jeûnent mais ne prient pas. D’autres ne mangent pas mais boivent de l’eau ou du thé ». A quoi il convient d’ajouter les pratiques des jeunes placés en foyer. Les récits ne manquent pas pour étayer cette thèse. On tourne dans la cuisine. On dévalise le frigidaire quand l’adulte a le dos tourné, « pas vu pas pris » ! Et on regagne ses « appartements », butin en main. En journée, on n’hésite pas non plus à manger du porc lorsque la faim est trop tenace. Dehors, on taxe des cigarettes avec son collègue qui compte le « matos ». Provision oblige car il faut tenir. On fume aussi en cachette, malgré le règlement intérieur. L’égalité des sexes devant la nicotine ne souffre ici d’aucune discrimination. Faut-il s’en réjouir ? Puis on s’arrange avec Dieu. Inchallah.

Cet « islam à la carte » porte un nom. Que l’on soit mineur à Ris-Orangis, Saint-Etienne, Lyon, Marseille : « le ramadan à l’américaine ». On est loin du tableau des politiques, des « essayistes militants » en mal de reconnaissance. Qui, à défaut d’avoir un projet ou de dire la vérité, annoncent « l’islamisation » rampante de la société française. Son basculement « irréversible » vers « les forces du mal ». Traduction progressiste de la  fin des temps, version millénariste athée. Chassez le religieux, il revient par une autre porte ?

Paul Moffen

 

*Zakat : C’est l’impôt social qu’un (e) musulman (e) doit verser pendant le mois du ramadan. La personne donne 2,5% de ses revenus à un pauvre. C’est une obligation. La zakat est l’un des cinq piliers de l’islam.

Les islamologues l’appellent  aussi impôt social purificateur. Accomplir cette obligation purifierait le fidèle de ses « travers », de ce qu’il/elle estime être des fautes au regard du Coran et de sa foi. En d’autres termes, cette prescription effacerait « l’ardoise ». Il/elle se rachèterait, purifierait leur âme.

*Fuqaha : Savant musulman, spécialiste de l’exégèse : le tafsir. C’est-à-dire l’interprétation, l’explication du Coran (contextualisation, historicité) et ses versets. Les Fuqaha appartiennent à différentes écoles de pensée. D’où les divergences de vues.

 

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