« Il y a plusieurs types de rapports au voile intégral »

 

cedric111La loi sur le voile a été votée en France. Cédric Bayloc-Sassoubre, doctorant en Anthropologie à l’université de Bordeaux II, co-auteur de Profession imâm, analyse le phénomène. Un vêtement qui n’a pas encore fini de faire parler de lui et qui déclenche des passions 

Concrètement, quels problèmes soulèvent cette loi ? 

« La mise en application risque d’être délicate. Le voile intégral pose certes des problèmes éthiques et sociaux mais ce sera la première fois à ma connaissance qu’un agent pourra verbaliser quelqu’un pour un accoutrement (il peut verbaliser pour une absence d’accoutrement). Cette loi est de nature à créer potentiellement plus de troubles qu’elle ne saurait en résoudre. Mais en tant que chercheur en anthropologie, ma tâche n’est  pas vraiment de me prononcer sur les conséquences politiques et juridiques d’un phénomène culturel (ou religieux), mais plutôt d’analyser ce phénomène. »

Que pouvez-vous nous dire ?

« Pour commencer, la burqa est un autre type de voile intégral que celui qui est expressément visé par cette loi. La burqa ne touche pas la France. Elle est certes, comme le niqâb , un voile intégral, mais elle est « ornée » d’une grille de tissu à hauteur du regard, à la différence du niqâb qui s’offre ce libéralisme insensé de laisser une fenêtre rectangulaire par laquelle les yeux peuvent se projeter vers l’extérieur sans obstacle, du moins en vision frontale.

Certains modèles restreignent en revanche la vision latérale. C’est d’ailleurs précisément sur ce point que se sont basés les deux agents de police qui ont verbalisé le 2 avril dernier la conductrice, qui a débouché sur l’affaire du « mari polygame » Liès Hebbadj.

La burqa, pour y revenir est portée principalement en Afghanistan puisque ses promoteurs-concepteurs sont les désormais célèbres Talibans. Le niqâb, est quant à lui courant dans les Pays du Golfe arabo-persique et compterait environ 2000 « adeptes » en France, concentrés principalement en banlieues parisienne et lyonnaise avec quelques centaines de cas en province. Autant dire une minorité (les femmes portant niqâb), à l’intérieur de la minorité (salafiste ou tabligh), de la minorité (musulmane en France).

Un troisième type de grand voile laisse quant à lui apparaître l’arrondi du visage, de sorte que la vision n’est plus obstruée, la bouche peut recevoir de la nourriture sans la nécessité de soulever un morceau de tissu qui la cache et même articuler des sons sans obstacle physique et les traits du visage (restreints aux yeux, nez, pommettes et bouche) peuvent être identifiés. Il s’agit du djilbab. Celui-ci n’est pas visé par le « projet de loi sur le voile intégral ».

Quoique très minoritaire comme nous l’avons dit, cette pratique nous interroge car elle, renvoie à 1) une symbolique corporelle, 2) questionne l’articulation du culturel et du religieux 3) questionne les notions même de tolérance et de multiculturalisme. Alors que cette pratique a été abordée sous les aspects à mes yeux les moins intéressants : moral et sécuritaire. »

Ces femmes, pour justifier leur pratique, disent que c’est un choix personnel. Qu’on ne les force pas. Faut-il les croire ?

« Il y a certainement plusieurs types de rapports à ce voile intégral. Toutes les justifications verbales et conscientes de ses adeptes n’épuisent pas forcément le sens de cette pratique. Tout en prenant acte de la justification en termes de « rapport à Dieu », il me semble que le chercheur en sciences humaines n’est pas tenu de s’arrêter-là et doit essayer d’envisager le sens symbolique et pour ainsi dire physique, de cette pratique. »

Justement ! On a l’impression que ce voile leur est dicté par des hommes en mal de domination. Vous êtes sur le terrain, validez-vous cette lecture ou est-elle plus complexe ?

« Je suis sur le terrain mais pas dans les foyers, ni dans la tête des gens. Mais la domination masculine ne s’exerce pas seulement par la violence physique directe. Imposer sa lecture du divin par le moyen de tout un investissement éducatif et le renforcer par un système d’édiction de fatwa peut également relever de ladite domination masculine.

Le niqâb fait partie de ces éléments culturels qui se présentent sous un aspect religieux. Tertullien, au IIe-IIIe siècle de notre ère (donc avant l’avènement de l’islam au VIIème siècle) relevait déjà cette pratique chez certaines populations bédouines de la péninsule sudarabique. Il s’agissait donc d’une pratique vestimentaire antéislamique adoptée par certaines tribus.

Si j’écoute de nombreux coranistes, il n’existe aucune injonction divine faite à la femme de se recouvrir intégralement. Les commentaires qui l’imposent seraient des extrapolations. Le Dr Al Ajami parle de « Pétro-théologie » pour désigner ces extrapolations abusives[1]. Al Ajami note d’ailleurs que les versets 30-31 de la sourate 24 ayant rapport à la pudeur, demande aux croyants « qu’ils détournent certains de leurs regards, et demeurent chastes. » Al Ajami précise en note en bas de page : « Le texte arabe est sans ambiguité : yaghuddû min absârihim littéralement, « qu’ils baissent certains de leurs regards  », c’est-à-dire les regards concupiscents ». Cela ne signifie donc pas, toujours selon Al Ajami : « baissez les regards » c’est-à-dire tout regard, interdisant de fait que l’on puisse regarder une femme ou, raisonnement identique poussé à son paroxysme, cloîtrer les femmes afin que nul ne puisse les voir[2]. »

Le niqab n’est donc pas une prescription du Coran !

« A ce stade, je précise que ce qui nous intéresse, en tant que chercheur, ce n’est pas de produire nous même notre propre interprétation, ni de porter un jugement moral sur telle ou telle interprétation/traduction d’un corpus sacré. Mais de mettre en perspective celles-ci, de situer leurs auteurs dans un champ culturel, social, politique et religieux, afin de dessiner un panorama de la pensée religieuse (ou politico-religieuse) musulmane contemporaine. Le même verset 31, sourate 24 est en effet traduit : « Et dis aux croyantes de baisser leurs regards… » par la version saoudienne[3] qui circule en France. A partir de cette traduction, certains légitiment le port du niqâb puisqu’il évite à la femme d’être vue. Elle est certes remarquée, dans un contexte comme la France, mais pas « vue », pas identifiable. On l’invisibilise, et on pense ainsi éviter le regard pécheur. Péché masculin potentiel, conséquence sur le corps de la femme…

Al Albani (1914-1999), considéré comme l’un des grands savants contemporain de l’islam (y compris par les salafistes), professeur de sciences islamiques à Médine, a eu maille à partir avec l’establishment religieux saoudien quand il a osé toucher à cette question. Pourtant, « son crédo (aqida) fût irréprochablement wahhabi[4] » comme l’indique le chercheur arabisant Stéphane Lacroix, ajoutant qu’en « diverses occasions, les fatwas édictées par Al-Albani outragèrent l’institution religieuse » (ibid.). En effet , il affirma dans son ouvrage sur le hijab que les femmes n’étaient en rien obligées de se couvrir le visage, pratique imposée au royaume saoudien. »

Le vêtement viendrait donc de l’Arabie Saoudite ?

« En tous les cas, le niqab se porte là-bas. En lisant Al-Albani, on a un bref aperçu de la manière dont discours religieux et culture (ici, conception culturelle de la place de la femme et de la pudeur) s’interpellent l’un l’autre, de manière souterraine. Beaucoup de penseurs réformistes n’ont eu de cesse de distinguer ce qui relève du urf’ (la coutume, la culture), de ce qui relève de l’invariant, du commandement divin incontournable et valable en tout temps.

Les intrications du culturel et du religieux sont telles que toucher à l’un peut-être perçu comme toucher à l’autre. Ici, toucher à la légitimité du niqâb serait pour certains, toucher à la notion coranique même de pudeur.

On voit donc comme le sujet de la domination masculine est plus complexe que la seule question de la violence à laquelle l’on pense spontanément. Cette domination peut aussi prendre des chemins bien plus complexes, pour répondre plus directement à votre question, comme par exemple ici d’inscrire des normes culturelles de relégation de la femme au sein même de l’invariant religieux. En disant « ce n’est pas nous (les hommes) mais c’est Dieu qui a décrété. », pour simplifier, cela au prix d’une torsion sémantique du texte de référence. »

Si cette pratique est plus d’ordre culturel que religieux, alors de quelle culture, de quelle conception du corps de la femme relève t-elle ?

« Derrière le niqâb, il y a en effet une conception du corps. On voit certains clichés où des femmes en niqâb se restaurent en soulevant hâtivement la partie inférieure du voile facial qui leur masque la bouche pour ingurgiter illico presto une bouchée de leur plat. La bouche, chez les promoteurs du voile intégral, est-elle à ce point hypersexualisée (sous des dehors pudibonds), qu’au même titre que le sexe, elle ne peut-être montrée ? Montrer sa bouche équivaut-il à montrer son sexe, tel un exhibitionniste ? C’est une extension de la notion d’awra, qui, à l’instar du sexe, fait de la bouche, voire du visage, une zone érogène. D’où la nécessité de les masquer. Voici un premier niveau de lecture, corporel, de cette pratique. Il est en effet piquant de constater que, dans les sociétés consuméristes sécularisées (Europe) tout autant que dans les sociétés cléricalisées comme l’Arabie Saoudite, l’Iran ou l’Afghanistan, le corps de la femme est une source d’enjeux considérables. Il y a le territoire géographique comme source de conflits géopolitiques et le « territoire » du corps féminin comme source de conflits philosophiques. Les deux « territoires » sont assiégés par la volonté masculine.

Plutôt que de s’incarner dans la seule attitude morale (mise à distance avec les corps masculins, ne pas serrer la main, ou ne pas faire la bise, selon les degrés, éviter de fixer le regard ou baisser la tête selon les degrés), on ajoute un adjuvant vestimentaire tel que le niqab pour mettre en exergue de manière ostensible sa différence. Plus que « je suis cela », le niqab signifie « je ne suis pas cela ». J’espère que l’on comprend bien que je suis dans une perspective analytique, dans une tentative d’interprétation d’un fait social, ou socioculturels (d’autres diront « socioreligieux ») et non pas dans un perspective morale à la « c’est bien, ce n’est pas bien ».

D’ailleurs, une vidéo circule beaucoup au sein de la jeunesse musulmane qui fréquente les réseaux sociaux. On y voit le pamphlétaire Marc Edouard Nabe sur le plateau de  l’émission Salut les Terriens (1er mai 2010) lançant aux invités : « Ces femmes-là sont plus dignes que les vôtres ![5] » Cette déclaration, semble t-il, fait écho à l’opposition assez classique dans certains milieux observants entre la « décadence » de la femme occidentale et la « pureté » de la pieuse, ici incarnée à son plus haut degré supposé par la femme portant voile intégral. La construction de la féminité décente et pieuse ne se fait donc pas uniquement sur la base de la lecture d’un Texte sacré et de son contenu moral[6], mais par un jeu de réaction/contre-réaction avec la société non-musulmane (ou la représentation que l’on se fait de celle-ci.). Je dirai même que ce jeu de réaction/contre-réaction peut influer sur la lecture qu’un individu va faire de son Texte sacré, le Coran en l’occurrence. Dans ce cas, il va donc l’interpréter dans le sens le plus antinomique qui soit avec la société qui l’environne, ou plus précisément avec les représentations qu’il se fait des valeurs de la société qui l’environne. De sorte que certains en viennent à se convaincre que la version la plus authentique de leur religion est aussi la plus antioccidentale. Cela en devient leur crédo, leur « principe de vision et de division du monde » pour reprendre le mot de Bourdieu. Leur religiosité se construit en négatif sur un mode: « L’Occident c’est X, je serai donc Y ! » »

Du Elizabeth Badinter revisité ?

« D’où l’importance de bien distinguer autant que possible ce qui relève du psychologique de ce qui relève du religieux.

On voit donc que ce que l’on appelle « littéralisme », ou « fondamentalisme » n’est en fait pas exempt d’une projection de ses propres passions sur le Texte. Plutôt que d’engager le passé, cette posture engage des contingences on-ne-peut-plus contemporaines…

En tous les cas on rejoint ici ce qui pour le psychosociologue Serge Moscovici constitue le fait fondateur des trois religions monothéistes : la distinction entre le pur et l’impur : « Toute contamination par un objet ou un être jugés impurs est vécue comme une atteinte grave et un désordre sacrilège[7]. » Plus loin, il considère que le sacré donne « une force à l’interdit de contact, elle clôt les barrières physiques et mentales d’une collectivité dont elle assure la cohésion[8]» De quoi fonder de la dichotomie. Cette dichotomie que le niqâb met en scène de manière paroxystique… »

Cette interdiction du voile intégral vous paraît-elle donc légitime, judicieuse ?

« Malgré la signification symbolique et physique du voile intégral que j’ai proposée ci-avant, et au risque de passer pour un fébrile, figurez-vous que je ne pense pas que l’interdiction soit le choix le plus judicieux pour faire face à ce problème. S’il revient au politique de trancher selon les critères qui lui sont propres, au religieux de se prononcer sur la ligne morale, l’observateur du fait social évalue plutôt la réception et la réaction des discours et décisions des deux autres (le politique et le religieux) sur tel ou tel groupe de la population. Or, je note dans une certaine mesure, une solidarité interreligieuse face à cette mise à l’index du voile intégral. C’est l’effet pervers de l’interdiction. Faire passer celles qui maintiennent cette pratique pour « des pasionarias ». Ayant le sentiment d’être stigmatisé, tel groupe social ou religieux (qui n’est certes pas homogène en l’occurrence) va plutôt avoir tendance à resserrer les rangs plutôt qu’à faire circuler sans limite la parole critique en son sein. »

L’union sacrée ?

« Je ne prendrai que deux courts exemples : tel converti va, sur le wall d’un réseau social connu, s’étonner que tel imâm rappelle l’impératif de non-violence vis-à-vis des homosexuels (bien que cet imâm reconnaisse par ailleurs que la morale religieuse réprouve la liaison de personnes de même sexe) et s’offusquer de ce que cet imâm « n’ait pas défendu la liberté compromise de certaines de ses coreligionnaires à s’habiller, à tort ou à raison, par la tenue vestimentaire répondant aux critères religieux. »du la liberté compromise de certaines de ses coreligionnaires à s’habiller comme ce qu’elles considèrent, à tort ou à raison, comme étant la tenue vestimentaire répondant aux critères religieux. Telle autre jeune femme de confession musulmane, cultivée, grande lectrice de la philosophie politique contestataire, et qui compte « Le Discours de la servitude volontaire » de La Boétie parmi ses livres de chevet, va défendre cette pratique sous le vocable de la « liberté de conscience ». Ainsi, sa solidarité communautaire prévaut sur sa sensibilité de gauche libertaire.

Même si de par la conception que je me fais de la place de la femme dans la société, je suis plutôt contre cette pratique d’invisibilisation, de relégation (là je me permets de sortir plus clairement de ma neutralité), je ne pense pas que l’interdiction globale du voile intégral dans l’espace publique soit une bonne solution. Celle-ci va immanquablement créer des solidarités identitaires et un repli communautaire un peu plus dense. Un brin taquin, un ami (de confession musulmane) me disait : « Interdisez les babouches et les musulmans les canoniseront ! »

Je comprends en revanche qu’une interdiction partielle puisse être envisagée dans les lieux publics où la sécurité l’exige expressément (sortie d’écoles, banques…). »

Est-il exact que ces femmes se voient refuser l’entrée des mosquées ?  Elles ne seraient pas les bienvenues à Bordeaux. Elles dérangeraient l’administration, les fidèles !

« Non. Ni de près ni de loin, je n’ai pu faire un tel constat, ni entendre parler d’une telle exclusion. Au contraire les responsables de la mosquée en question jouent plutôt dans le sens d’un dialogue et d’un apaisement intracommunautaire, en direction de cette sensibilité qui la compose. Et ce, malgré le fait que l’un de ces responsables ait été agressé l’an dernier, précisément parce qu’il lui était reproché de ne pas avoir « défendu » le niqâb sur un plateau de télévision (alors qu’il s’était prononcé contre l’interdiction). Je n’ai donc recueilli aucune information qui allait dans le sens que vous indiquez. »

Mahmoud Doua, imâm à la mosquée de Cenon, dit le contraire !

« J’ai pu constater à plusieurs reprises la présence d’une femme intégralement voilée (sans forcément chercher à faire ce constat mais il est vrai qu’elles ne passent pas inaperçues…) à la mosquée de Bordeaux. C’est même plutôt le mouvement inverse qui s’est produit. Toute une catégorie de jeunes qui ne trouvait pas le discours de l’imâm principal (Tareq Oubrou) assez dur, se sont eux-mêmes déplacés de cette mosquée vers une autre, en périphérie urbaine. Il n’est donc pas exclu que des femmes portant le voile intégral les aient suivis dans ce mouvement. Il n’y a néanmoins aucun phénomène de l’ampleur de celui de la région parisienne ou lyonnaise. Un cas notoire de voile intégral existe, dans une cité HLM de Bordeaux (la plus multiethnique d’Aquitaine). Peut-être quelques autres unités ici et là. D’ailleurs, le cas que j’évoque est celui de la femme d’un « converti ». Certains ont pu ainsi postuler qu’il voulait de cette manière « compenser » le fait d’être converti. Mais, si c’est le cas, 99% des autres convertis ne procèdent pas ainsi. »

Certaines revendiquent leur féminité, leur adhésion à la République et la liberté de conscience. De prime abord, on a envie de dire qu’il y a mélange des genres, incompatibilité ?

« Toute pratique culturelle ou religieuse qui se voit critiquée ou menacée revendique nécessairement ce droit, si durement acquis dans nos sociétés, à la liberté de conscience. Le caractère libéral de nos démocraties suppose t-il l’acception de pratiques antilibérales telles que celle du voile intégral ? Cela questionne très directement les notions de « tolérance » et de « relativisme culturel », qui travaillent beaucoup la conscience de ma discipline, l’anthropologie. J’aimerai si vous permettez faire un détour par celle-ci. »

Faites !

« La participation à l’expansion coloniale étant son « pêché originel », pour reprendre le mot de Claude Levi-Strauss, elle a ensuite été de toutes les luttes anticoloniales et a milité pour le droit des groupes culturels minoritaires ou non-occidentaux à s’affirmer, et être reconnus dans le cadre des Etats-Nations modernes. Ceci a conduit ma discipline à une posture que l’on a appelée « relativiste ». Ou, de manière un peu moins neutre : « différentialiste ».

Mais cette posture peut elle-même conduire à des aberrations. Dans son ouvrage Collèges de France (Fayard, 2003), Mara Goyet évoque une discussion autour d’un élève qui est venu dans l’établissement muni d’un grand couteau. Pour expliquer et minorer la portée de cet acte, une enseignante, de formation anthropologique, a invoqué la « culture africaine » du jeune homme. On voit comment un sentiment tout à fait louable au départ, peut finalement verser lui-même, tout comme le préjugé raciste, dans le stéréotype. A un degré plus délicat, l’anthropologue Marcos Farias de Almeida s’est insurgé que l’on s’interpose face à la coutume des Indiens Surawha qui veut qu’un enfant atteint de troubles moteurs ou mentaux soit exécuté par ses propres parents. Il en allait selon lui du respect de la culture indigène. Autre exemple de relativisme culturel : en 2004, le gouvernement fédéral de l’Ontario (Canada) a étudié la possibilité d’ouvrir le droit à des tribunaux islamiques de statuer directement sur certains cas relevant du statut personnel. »

Là, c’était pour désengorger les tribunaux, non islamiser le droit canadien !

« Une collègue a déconstruit[9] (comme quoi ce ne sont pas toujours les chercheurs en sciences humaines…) la conception figée et déhistoricisée de l’Islam qui traversait le rapport qui a abouti à cette préconisation. Devant le tollé de la société civile, le gouvernement fédéral a finalement choisi en 2005 de ne pas suivre les recommandations du rapport (Boyd). 

Il faut faire attention à ce que l’on ne nous fasse pas avaler une pilule obscurantiste derrière une bonne rasade de multiculturalisme sirupeux. Le Royaume-Uni en revient. »

Faut-il craindre la montée d’un islam radical comme le répètent à l’envi des politiques ?

« J’étudie entre autre le discours de mouvements radicaux (mais la pensée réformiste m’intéresse un peu plus) mais je ne dispose pas nécessairement de tous les instruments pour mesurer leur ampleur, leur succès, ici, en Europe. Pour faire le lien avec le sujet même de l’entretien, je renverrai au chat qui s’est tenu le vendredi 17 septembre dans le journal Le Monde avec Bertrand Badié[10]. A la question d’un lecteur : « Si la France a des ennemis, pouvez-vous les identifier concrètement ? », Badié répond assez clairement : « Aujourd’hui, la France n’a pas d’ennemis tels en tout cas que cette notion même nous conduit à les identifier. Elle a des fantasmes, des épouvantails et des boucs émissaires.»

En revanche le Ministère de l’Intérieur indique que le risque d’attentat est élevé, ces dernières semaines. Un imâm qui a rencontré des difficultés au sein de sa mosquée témoignait récemment que « l’islam radical embrigade de plus en plus de jeunes[11] ».

Qui a la vision la plus juste de la situation ? La seule chose que je peux dire c’est que le terreau le plus favorable au radicalisme est la pauvreté, socio-économique et intellectuelle. La première conduit à la rancœur, la seconde au simplisme, à l’adoption de schémas binaires faciles à comprendre (les bons/les méchants, les miens/les autres, les croyants/les mécréants…) Si la situation économique de la France va s’empirant, si l’école ne joue plus son rôle, alors deux des conditions à la montée du radicalisme seront réunis. »

 

Propos recueillis par Paul Moffen (Afiavimag)

Cédric Baylocq Sassoubre est doctorant en anthropologie, co-auteur de Profession imâm (Albin Michel 2009). Entre autres travaux de recherche il va publier The Salafis and the Others. An Ethnography of Intra-Communal Relations in French Islam (avec Drici-Bechikh Akila), dans l’ouvrage collectif Ethnographies of Islam, Agha Khan/Edimburgh University Press, 2010.

[1] Conférence du Samedi 4 septembre 2010, Pessac, salle Roger Cohé, dans le cadre des « Nuits du Ramadan ». Le Dr Al Ajami, français résidant au Maroc, a publié en 2008 un ouvrage intitulé « Que dit vraiment le Coran » (éditions SRBS). Il prépare une exégèse du Coran en plusieurs volume dont le premier portant sur la Fatiha et une partie de la sourate Al Baqara va bientôt paraître (il comptera environ 1300 pages).

[2] Que dit vraiment le Coran, SRBS, 2008, p 93.

[3] Celle que le Roi Fahd d’Arabie Saoudite avait commandée à la Direction des Recherches Scientifiques Islamiques, de l’Ifta, de la Prédication et de l’Orientation Religieuse. Elle se présente comme une version amendée et corrigée de celle de Muhammad Hamidullah. Ainsi, ce qui ne correspondait pas aux normes saoudiennes dans la traduction du savant pakistanais a été rectifié. Dans la même logique que l’exemple cité dans le corps du texte, on peut relever que la Commission saoudienne choisit d’ajouter au même verset 31 de la sourate 24 « et qu’elles rabattent leur voile sur leurs poitrines », l’addendum suivant: « Sur leurs poitrines : de même que leurs têtes et leurs cous » (note de bas de page).

[4] Between Revolution and Apoliticism: Nasir al-Din al-Albani and his Impact on the Shaping of Contemporary Salafism, p.66, dans Global Salafism. Islam’s New Religious Movement, dir. Roel Meijer, Hurst & Company, London, 2009. Voir notre compte rendu de lecture de cet ouvrage sur www.religion.info

[5] Il ajoute : « Arrêtez, vous ne savez pas : si la femme se voile c’est son rapport à Dieu, ça n’a rien avoir avec les autres. Elle s’en fout des autres ! C’est son rapport personnel à Dieu ! Renseignez-vous sur la religion musulmane, et après vous pourrez parler ! »

[6] Al akhlaq, en arabe, sont les normes morales et constituent l’une des trois dimensions de la shari’a à côté des normes rituelles (al ibâdat) et des dispositions sociales (al mu’amalat).

[7] La machine à faire des dieux, Fayard, Paris, 1988, p 45.

[8] Ibid. p 48.

[9] Alexandra Brown, Constructions of Islam in the Canadian Public: Multiculturalism and the Controversy of Religious Arbitration, présenté à l’Insternational Institute for the Study of Islam  in the Modern World (ISIM), Leude (Pays-Bas), Novembre 2007.

[10] http://www.lemonde.fr/idees/article/2010/09/17/bertrand-badie-la-france-n-a-pas-d-ennemis-mais-des-fantasmes-et-des-boucs-emissaires_1412421_3232.html

[11] Métro, 8 septembre 2010, entretien avec Hassan Chalghoumi, imâm de la mosquée de Drancy.

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