Les boboshantis : qui sont-ils réellement ?

Depuis quelques années, les boboshantis, également appelés « bobo dreads » ou tout simplement « bobos », occupent le devant de la scène reggae/ rasta puisque les principaux talents de la musique jamaïcaine actuelle –– Sizzla, Capleton, Anthony B etc. –– se revendiquent de cette mouvance religieuse. Suite aux multiples accusations d’homophobie, de sexisme ou de racisme anti-blanc lancées contre les chanteurs précités par certains médias, les boboshantis souffrent toutefois d’une mauvaise réputation et sont souvent catalogués comme extrémistes. Mais qui sont-ils réellement? D’où viennent-ils ? La confrérie boboshanti est-elle exclusivement composée de rastas radicaux ou est-ce un pur fantasme ? Pour répondre à ces interrogations je me suis rendu dans leur camp surnommé Bobo Hill et situé à Bull Bay, à une quinzaine de kilomètres de Kingston en Jamaïque.

Un ordre fondé en 1958

Loin des histoires effrayantes que j’avais pu entendre avant mon arrivée au camp, je fus accueilli à Bobo Hill plutôt fraternellement. Après m’être soumis à la procédure habituelle consistant à répondre à quelques questions sur ma venue, vider mes poches et exécuter une courte prière, le prêtre Allan Buckley m’invita à prendre place dans la librairie du camp où il me fit un bref historique de la communauté boboshanti : « l’Ethiopia Africa Black International Congress, également connu comme Boboshanti, est né le 1er mars 1958. Son fondateur est Prince Emmanuel Edwards. Á cette époque, le quartier général des bobos était situé à Kingston, dans le bidonville de Back O’ Wall, devenu Tivoli Gardens, mais suite aux pressions du gouvernement, nous avons dû changer souvent d’endroit. Nous avons été délogés successivement de Back O’ Wall, de Ackee Walk, de Harris Street, de Eight Street, puis de Ninth Street pour finalement établir notre camp ici à Bull Bay en 1970 .»

La Trinité

La spiritualité des bobos s’appuie sur la puissance de la Trinité : Marcus Garvey (1987-1940) est le prophète, Prince Emmanuel (vers 1915-1994), le grand prêtre, et l’ancien empereur d’Éthiopie Haïlé Sélassié Ier, le roi des rois, c’est-à-dire Dieu (Jah dans le jargon rasta).

Prince Emmanuel Edwards

Prince Emmanuel serait « apparu » en 1915 dans la paroisse de Saint Elizabeth en Jamaïque. Selon ses dires, il aurait été conçu sans père, ni mère, et aurait été envoyé sur terre afin de libérer les Noirs, les véritables Israélites, du joug de l’homme blanc. Pour ce faire, il créa l’EABIC, une confrérie rasta dont les règles de vie sont assez strictes et qui est structurée autour de la notion de suprématie noire.

Suprématie noire

« Qu’est-ce que la suprématie noire ? » demandais-je au prêtre Allan Buckley lors de notre entretien. « L’expression suprématie noire signifie que Dieu est noir, que nous glorifions l’homme noir et que nous sommes pour le rapatriement sur la terre promise africaine de tous les Noirs déportés durant l’esclavage » me répondit-il. Il ajouta : « nous prônons la suprématie noire, mais attention, nous ne diabolisons pas l’homme blanc ou toute autre race. Nous ne sommes pas racistes. Simplement, nous nous battons pour la liberté de l’homme noir qui a tant souffert et défendons les intérêts de notre peuple en premier lieu. Mais tout le monde est bienvenu chez nous, à condition d’accepter cette notion de suprématie noire. D’ailleurs, il y a même des Blancs parmi nous comme vous pouvez le constater.»

Les règles de vie au camp bobo

Comme toute société, l’EABIC est composé d’hommes –– prophètes ou prêtres ––, de femmes –– les impératrices –– et d’enfants. Le rôle des prophètes est de réfléchir et de méditer alors que celui des prêtres est de conduire les services religieux qui consistent en des séances de percussions, de lectures de la Bible, de prières et louanges. Ces services religieux sont généralement répartis sur une journée comme s’ensuit : un le matin de 5.30 à 8.00, un de 11.30 à 12.00, puis un de 17.30 à 18.00. Les hommes portent généralement comme vêtements de longues tuniques arborant les couleurs éthiopiennes et ornées de médaillons et de badges à l’effigie des êtres qu’ils vénèrent, et sont chaussés de sandales en cuir qu’ils confectionnent eux-mêmes. Ils couvrent également leurs dreadlocks de turbans. Les enfants reçoivent un enseignement spirituel de base et apprennent à lire et à écrire avec les prêtres dans l’école de la communauté, la Jerusalem School Room. Hormis cela, leur rôle se limite à l’observation des adultes. Quant aux femmes, elles doivent se subordonner aux hommes quel que soit leur âge. Leurs tâches consistent à s’occuper des enfants et à effectuer divers travaux ménagers. Elles doivent couvrir leurs bras, leurs jambes et leurs têtes, et pendant leur période de menstruation, déclarées impures, elles doivent vivre recluses dans une bâtisse à l’écart des hommes de la communauté. Notons d’ailleurs que, quelles que soient les circonstances, les couples au sein de la communauté boboshanti vivent essentiellement séparés, la méditation étant incompatible avec la présence féminine dans l’esprit bobo. Cette perception particulière de la femme puise, semble-t-il, ses origines dans la Bible qui est leur livre de référence. En effet, comme la plupart des rastas, les boboshantis sont d’obédience chrétienne, prônant une lecture afrocentriste du Livre saint. Ainsi, ils jeûnent régulièrement, observent le sabbat du vendredi soir au samedi soir, bannissent de leur nourriture certains aliments comme la viande, le poisson ou le sel, ne boivent pas d’alcool etc.

Les moyens de subsistances

De quoi vivent-ils ? La principale source de revenue du camp est la fabrication et la vente de balais –– symbolisant la pureté –– et de sandales. Les dons versés par les visiteurs servent également à supporter financièrement la communauté. Par ailleurs, les bobos se nourrissent des produits issus de leurs récoltes (maïs, pommes de terre, ignames, bananes plantains, riz, haricots et autres fruits et légumes).

Les bobos et le reggae

Enfin, les moments récréatifs sont restreints à Bobo Hill puisque la vie se limite, si l’on peut dire, aux travaux des champs, à l’artisanat et aux activités religieuses. Il est en effet officiellement interdit aux  boboshantis d’écouter de la musique, y compris du reggae ou du  dancehall, la musique jamaïcaine contemporaine que pratiquent pourtant des artistes comme Sizzla ou Capleton qui souscrivent à ce mouvement religieux rasta. Allan Buckley souligne à ce sujet : « nous n’allons pas dans les soirées dansantes, nous ne draguons pas et n’utilisons pas de mots grossiers. Il faut comprendre que lorsque tu deviens un boboshanti, tu renais véritablement ! Tu laisses derrière toi toutes les choses que tu avais l’habitude de faire. Les mots grossiers que tu utilisais, tu ne les utilises plus. Les endroits que tu fréquentais, tu ne les fréquentes plus. Tu comprends ? Tu abandonnes le mal pour le bien. Donc tu n’écoutes plus de reggae. Il peut m’arriver d’entendre du reggae par hasard à la radio, mais je ne peux pas moi-même jouer une cassette de reggae pour écouter cette musique. Je peux entendre du reggae, mais je n’écoute pas de reggae, car le reggae c’est  le diable. S’il m’arrive d’écouter une cassette, ce sera des percussions nyabinghi ou des chants religieux, mais certainement pas du reggae ou du dancehall. C’est pourquoi des personnes comme Sizzla, Capleton et autres ne sont pas véritablement des bobos. Ils aiment notre philosophie, nos idées, notre manière de concevoir la vie, mais ils n’ont pas encore pleinement embrassé notre foi car sinon ils ne seraient plus dans le business de la musique qui n’est qu’argent et paillettes. »

Une vie régulée par les enseignements de la Bible et de la Trinité

La vie autarcique du camp boboshanti (qui n’est pas sans rappeler à certains égards la première communauté rasta, le Pinnacle, fondée par Leonard Percival Howell en 1940) semble donc plutôt stricte et s’apparente même à une vie monastique. Les règles de vie à respecter au camp sont nombreuses et les interdits abondants. Toutefois, les bobos que j’ai rencontrés ne semblent pas plus malheureux qu’ailleurs. Une impératrice qui circulait librement dans le camp, n’étant pas en période de menstruation, me dit : « je sais que les occidentaux n’ont pas une bonne image des bobos car ils pensent qu’ils maltraitent les femmes, qu’ils nous enferment etc., mais c’est faux ! Si je suis là c’est que je le veux bien. Si la vie ici ne me convenait pas je serais partie depuis longtemps, or je vis ici depuis presque vingt ans maintenant. Je me sens libre ici. Je me respecte en tant que femme et je respecte également mon roi [ndlr. mari] qui me traite en retour comme une princesse. Ça vous surprendra peut-être, mais les bobos traitent les femmes comme des princesses […] Nous suivons simplement les préceptes bibliques. Dans la Bible il est écrit « que chacune soit soumise à son mari et que chacun aime sa femme [ndlr. Ephésiens 5 : 22-25]. Il est aussi écrit « tu ne t’approcheras point d’une femme pendant son impureté menstruelle » [ndlr. Lévitique 18 :19]. » Quant au prêtre Buckley, il conclut notre entretien sur ces paroles : « nous, les boboshantis, nous menons une vie simple. Nous menons simplement une vie de droiture et suivons les écrits bibliques ainsi que les enseignements dispensés par le prophète Marcus Garvey, le grand prêtre Prince Emmanuel et le roi des rois Haïlé Sélassié Ier. »

Querelle de succession

Notons qu’aujourd’hui, l’ordre des boboshantis possède des ramifications dans le monde entier, y compris en Afrique, aux États-Unis et en Europe. La mort « physique » de Prince Emmanuel en 1994 –– les bobos ne croient pas en la mort spirituelle d’un individu ; pour eux Prince Emmanuel continue de vivre en chacun d’eux –– provoqua des querelles de succession. L’un des fils du Prince prit la tête de l’EABIC, mais la légitimité de sa succession fut remise en cause par de nombreux prêtres et prophètes. Ces querelles successorales sont toujours d’actualité. Il semblerait que la communauté bobo n’échappe pas à la vanité du monde. Comme m’a si bien dit le prophète Moambeh, ambassadeur boboshanti basé à Milwaukee, dans l’État du Wisconsin aux États-Unis : « le diable est partout, même à Bobo Hill ! »

 

Jérémie Kroubo Dagnini (Afiavimag)

 

 

 

 

 

 

 

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