Histoire d’Haïti: la révolution permanente

L’Histoire d’Haïti ressemble à celle de nombreux pays du « Nouveau Monde » (massacre des premiers habitants amérindiens, esclavage d’Africains, oligarchies politiques, interventions américaines, cyclones et émigration) mais une alchimie particulière lui a conféré plusieurs aspects originaux. De la période amérindienne à aujourd’hui, on peut résumer cette histoire en huit périodes.

Le crépuscule amérindien

Les îles de l’Amérique Centrale, Petites et Grandes Antilles des Caraïbes, ont constitué un espace de contestation du partage des terres d’Amérique « Latine », effectué entre les deux puissances ibériques, l’Espagne et le Portugal (Traité de Tordesillas, 1494). Cette contestation prend la forme de raids prédateurs de corsaires et de pirates, notamment durant le XVII° siècle. C’est le jeudi 6 décembre 1492 que Christophe Colomb était arrivé dans l’île d’Ayiti (la terre montagneuse) rebaptisée Hispaniola (la petite Espagne) et plus tard Santo Domingo. Quant à la civilisation des habitants amérindiens, les Arawaks et les Caraïbes, elle s’effondre en quasiment un demi-siècle au contact des conquérants et des colons espagnols. Les noms du cacique Henri (Enriquillo en République Dominicaine), du cacique Caonabo et de la reine Anacaona symbolisent la résistance indienne. Le poète haïtien Anthony Phelps écrit dans Mon pays que voici (1968) :

Un matin ils sont venus, ces caraïbes d’une autre race Anthropophages à leur façon, à la recherche De leur dieu, le pur métal aux reflets jaunes

La société coloniale de Saint-Domingue

L’installation progressive des Français dans les décennies 1630-1660 se conclura par une partition officielle de l’île, ratifiée au Traité de Ryswick (1697). La plus grande partie (Santo Domingo) restait à l’Espagne ; un tiers du territoire (Saint-Domingue) était cédé à la France. La nouvelle société qui allait émerger reposait sur une économie de plantation (sucre, indigo, café), une main d’œuvre esclave amenée d’Afrique et un ordre colonial où la couleur de la peau était comme un marqueur social. L’espace productif de la nouvelle économie dominée par le sucre est la plantation, lieu de convergence entre l’agriculture de la mort et les denrées qui alimentent les richesses des négociants en France. A propos des esclaves des plantations, Jean Métellus parle de zombis (Hommes de plein vent, 1981) :

Le zombi est né des plantations de canne à sucre, de cacao et de coton Il est né des voyages triangulaires qui partaient d’Afrique Ensemencer d’ébènes les Indes et l’Amérique

Outre le phénomène d’évasion des plantations, ou marronnage, les « zombis » gouttent souvent au sel de la révolte, notamment en 1758 lors de la révolte de Makandal, « le sorcier mandingue », mentionnée par l’historien Moreau de Saint-Méry (1797) et immortalisé par le romancier cubain Alejo Carpentier dans Le Royaume de ce Monde (1948). La Révolution Française de 1789 aggrave les contradictions explosives de Saint-Domingue. Des conflits sanglants éclatent entre les colons qui rêvent d’indépendance (comme les colons anglais des Etats-Unis) et ceux qui restent loyaux à la monarchie de Louis XVI. Les Mulâtres aisés en profitent pour réclamer l’égalité de droits avec les Blancs. L’exécution des chefs mulâtres Jacques-Vincent Ogé et Jean-Baptiste Chavannes, le 25 février 1791, par des colons blancs en délire radicalise les positions. Six mois plus tard, en août 1791, c’est l’insurrection des esclaves dirigée par Boukman, Biassou, Jean-François et Toussaint Louverture.

La guerre de l’indépendance : un mélange d’épopée et de révolution scandaleuse

Le poète cubain Jesus Cos Causse voit « Toussaint Louverture qui traverse Saint-Domingue sur son cheval aux sabots telluriques ». Toussaint Louverture, « un révolutionnaire noir d’Ancien Régime », d’après l’historien français Pierre Pluchon, donnera un programme à l’insurrection tumultueuse et incendiaire d’août 1791 : la suppression de l’esclavage, ainsi que le rétablissement de l’ordre et de la prospérité économique fondée sur le maintien des grandes plantations. Il bâtira une stratégie : alliances tactiques, notamment avec l’Espagne, puis l’Angleterre, émancipation vis-à-vis des commissaires de la République venus de Paris, organisation disciplinaire, loyauté envers la France et dispositif d’autonomie reposant sur une constitution proclamée en mai 1801. Ses nombreuses victoires militaires font peu à peu de lui le maître de la colonie de Saint-Domingue à laquelle il intégrera la partie espagnole conquise le 27 janvier 1801 .

Autour de Toussaint émerge une élite militaire noire au sein de laquelle se détachent les noms d’Henri Christophe et de Jean-Jacques Dessalines. Mais Louverture, « le Napoléon noir », devra faire face à une puissante armée envoyée par Napoléon Bonaparte en 1802 sous le commandement de son beau-frère, le général Leclerc, en vue de rétablir l’esclavage. Après la capture par traîtrise de Louverture, l’alliance des Noirs et des Mulâtres permettra aux troupes haïtiennes de triompher des armées napoléoniennes dirigées par le général Rochambeau, qui faisait dévorer des Noirs vivants par d’énormes dogues… La bataille de Vertières, le 18 novembre 1803, marque la défaite sans précédent de l’esclavage colonial et l’avènement de l’État haïtien dont l’indépendance sera proclamée le 1° janvier 1804 par Dessalines qui redonnera au pays le nom d’Haïti. Environ la moitié des quelque 600 000 habitants avait péri dans cette effroyable guerre d’indépendance (1791-1803). La révolution haïtienne était un « scandale » inimaginable dans l’univers colonial du début du XIX° siècle. Haïti ne fut pas invité au I° Congrès Panaméricain de 1826, malgré l’aide fournie par le président haïtien Alexandre Pétion au mouvement d’indépendance vénézuélien. Les Etats-Unis ne reconnaîtront Haïti que le 5 juin 1862, pendant la Guerre de Sécession. La république noire issue d’une révolution anticoloniale faisait donc figure d’épouvantail condamné à l’isolement.

1804-1844 : les débuts difficiles

Les quarante premières années du nouvel État sont particulièrement difficiles. Outre l’environnement géopolitique hostile, Santo Domingo, annexée par Haïti en 1822, proclame en 1844 son indépendance en devenant la République Dominicaine. L’État haïtien prendra trois formes administratives différentes : un empire non héréditaire, sous le règne de Dessalines (8 octobre 1804-17octobre 1806), puis un pays divisé, comprenant une république au sud et à l’ouest, sous la présidence du Mulâtre Alexandre Pétion, et un royaume dans le reste du territoire dirigé par le roi Christophe (1811-1820) et enfin une république unifiée présidée par Jean-Pierre Boyer de 1818 à 1843. Quant à Henri Christophe, le « roi bâtisseur », régulièrement caricaturé sous les traits d’un mégalomane, il est obsédé par une sorte de « conscience du sous-développement ». Il impose par la force des réformes à une population lassée de nombreuses années de guerre (guerre d’indépendance et guerre civile). Ces choix de régimes politiques différents s’accompagnent de conflits agraires permanents. Une oligarchie militaro-terrienne issue de la guerre de l’indépendance s’empare des terres laissées par les colons français, au détriment d’une paysannerie souvent en révolte. Il existait en outre des législations autoritaires visant au maintien forcé des paysans sur les grands domaines : les Règlements de cultures de Toussaint Louverture (octobre 1800), le Code Rural (1826) du président Boyer, puis le Code Rural (1863) du président Geffrard. Synthétisées dans l’expression « caporalisme agraire », ces mesures perçues comme des corvées par les paysans haïtiens, ont alimenté une grande instabilité au cours du XIX° siècle. Les difficultés du jeune État s’aggravent lorsqu’en 1825 Jean-Pierre Boyer accepte de payer une indemnisation colossale de 150 millions de francs-or à la France de Charles X, contre la reconnaissance de l’indépendance. Ramenée en 1838 à 90 millions, payables en 30 ans, la dette ne sera remboursée qu’en 1888 grevant terriblement les ressources d’Haïti.

1844-1915 : l’ère des baïonnettes

L’époque qui va de 1843 à l’Occupation américaine correspond celle de la militarisation de l’État haïtien : 25 régimes militaires sur 26 gouvernements entre 1804 et 1915. La hantise de l’agression extérieure, les menaces de quelques canonnières étrangères assorties d’ultimatums humiliants, les insurrections paysannes, les expéditions désastreuses en République Dominicaine et l’inflation alimentée par la fabrication excessive de monnaie par l’État (les zòrèy bourik ou oreilles d’âne), les coups d’État, les guerres civiles, les affrontements entre « nationaux et libéraux » ont fini par donner de cette époque l’image d’un mélange d’autoritarisme, d’instabilité et de mauvaise gouvernance. Cela est confirmé par des titres d’ouvrages célèbres consacrés au XIX° siècle haïtien : La Société des baïonnettes d’Alix Mathon ou La République exterminatrice de Roger Gaillard. Cependant cette forme de république autoritaire et militarisée se retrouve dans la plupart des pays d’Amérique Latine, comme le montre l’emploi du terme caudillismo (de caudillo : potentat local) dans l’Amérique de langue espagnole.

Les noms marquants du XIX° siècle haïtien sont ceux de Faustin Soulouque, Fabre Geffrard, Sylvain Salnave, Lysius Salomon, Florvil Hippolyte et Nord Alexis. Néanmoins, contrairement à une image de chaos généralisé, il y eut un grand courant de réformes structurelles importantes incarné par les noms de Geffrard, Salomon et Hippolyte. Vers la fin du XIX° toute une pléiade d’intellectuels surnommés Les Théoriciens, plaident pour une vraie démocratisation. Le penseur le plus novateur et le plus brillant de cette fin de siècle est Anténor Firmin dont la défaite face au « grand fauve » qu’était le général Nord Alexis a inspiré à Roger Gaillard le titre La Déroute de l’intelligence. L’instabilité qui s’ensuivit au début du XX° siècle (6 présidents entre 1911 et 1915) débouchera sur un événement choc : l’Occupation Américaine d’Haïti (1915-1934).

L’Occupation Américaine (1915-1934) ou l’arrivée du caïman étoilé

L’occupation américaine d’Haïti s’effectue dans un contexte d’intervention des États-Unis (le « caïman étoilé », selon un poème d’Émile Roumer) en Amérique Latine : Nicaragua (1912), Mexique (1914,1916), République Dominicaine (1916), Panama (1918). Cette forme de recolonisation met brutalement fin à la période agitée de 1911-1915, en liquidant l’hégémonie de l’armée haïtienne, mais elle traumatise la fierté nationale de « la première république noire ». L’Occupation provoque en réaction un mouvement de résistance (1918-1920) dirigé par Charlemagne Péralte et Benoit Batraville. Elle s’accompagne d’une politique de dépossession de terres au détriment des paysans, provoquant un exode rural qui alimentera une main d’œuvre exploitée en République Dominicaine et à Cuba. La recolonisation suscitera aussi un profond mouvement de résistance intellectuelle et identitaire, le Mouvement Indigéniste (initié par Jean-Price-Mars, dans Ainsi parla l’Oncle, 1928). Entre la fin de l’Occupation (1934) et l’arrivée de Duvalier au pouvoir (1957), Haïti connaît une période de stabilité.

L’intermède démocratique : 1934 -1956

Hormis de graves incidents tels que le massacre des travailleurs haïtiens en 1937 dans la République Dominicaine de Trujillo et la violente campagne anti-Vaudou de 1942 sous la présidence d’Élie Lescot (1941-1946), cette période de répit démocratique n’a pas donné lieu à des événements dramatiques d’envergure. Au contraire, une certaine agitation d’idées réformistes caractérise cette époque : la fondation du parti Communiste Haïtien par Jacques Roumain, entre autres, en 1934, les mouvements de révolte étudiante et, à partir de 1946, le mouvement syndicaliste populiste de Daniel Fignolé, « le Rouleau Compresseur ». Ce bouillonnement croissant d’idées se développe dans un nouveau contexte de crise. Une nouvelle classe moyenne encore frustrée du pouvoir a surgi pendant l’intermède démocratique, tandis que l’élite traditionnelle fonctionnait comme une caste féodale et que les masses marginalisées constituaient un énorme réservoir de mobilisation. En juin 1957 le général Kébreau écarte le populiste Daniel Fignolé au profit de François Duvalier, en pleine Guerre Froide, deux ans avant l’arrivée de Fidel Castro au pouvoir.

Les populismes sous-développants : le système duvaliériste et le mouvement Lavalas

Dans un monumental ouvrage, Économie politique de la corruption (2007), l’historien Leslie Péan intitule « L’Ensauvagement macoute » le tome correspondant à la période 1957-1990. Bénéficiant de l’impunité due à l’anticommunisme viscéral de la Guerre Froide, le duvaliérisme (1957-1986) a fonctionné sur un mélange de totalitarisme et de populisme, tirant parti de l’énorme masse de gens marginalisés ignorés par les élites. Le docteur François Duvalier (1957-1971), puis son fils Jean-Claude Duvalier (1971-1986) ont affaibli l’armée au profit d’une terrible milice civile (les Tonton Macoutes), dont la répression a chassé vers l’étranger l’élite traditionnelle et déstructuré tous les mouvements organisés (associations d’étudiants, syndicats). Contrairement à la gestion des mégalomanes bâtisseurs, son régime a favorisé l’utilisation de l’État comme source de revenus, au détriment de grands chantiers tels que les infrastructures, la santé, l’éducation et l’aménagement du territoire. Après une brève tentative de retour au pouvoir des militaires (1987-1990, et 1991-1994), le populisme charismatique et sous-développant a continué sous les traits du Père Aristide. Les chimères (la nouvelle milice) ont remplacé les tontons macoutes. Le mouvement Lavalas (littéralement : avalanche de boue et d’eaux torrentielles) a remplacé « le Rouleau Compresseur ». La chute brutale de la production agricole dans les années 1980, l’abattage du cheptel porcin (1982-1983) et le déboisement de l’espace rural ont contribué à un exode rural massif alimentant l’émigration et aggravant la bidonvillisation de Port-au-Prince. La suppression de l’armée en 1995 (sans solution de reclassement) par Aristide a fait exploser les chiffres de l’insécurité dans un pays déjà gangrené par les milices orphelines et le chômage.

Le séisme du 12 janvier 2010, a révélé l’étendue des dysfonctionnements accumulés depuis un demi-siècle, rappelant l’expression « chaos babel » de Frankétienne. L’ampleur de la solidarité internationale a permis de mettre des fonds considérables qui peuvent être utilisés à la reconstruction du pays, au moment où arrive à terme le mandat du président René Préval, ancien premier ministre d’Aristide. L’année 2010 marque vraisemblablement la fin d’un cycle de « dégouvernance » et le début probable d’une nouvelle révolution haïtienne.

R. Lucas

1/Anthony Phelps, Mon Pays que voici, Paris, Éditions P. J. Oswald, 1968, p. 27

2/ Jean Métellus, Hommes de plein vent, Paris, Ed. Silex, 1981, p. 86

3/Poème traduit par Juan Marey, publié dans la revue Europe, n° 666, octobre 1984

4/ Cette occupation est réalisée par Toussaint Louverture pour en application de la clause du Traité de Bâle (1795) qui octroyait à la France la colonie espagnole de Santo Domingo.

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