Que reste-il de tout ce qui accompagnait ces objets venus d’ailleurs, aujourd’hui figés dans les vitrines de nos musées ou qui dorment dans leurs réserves ? Les rites, les gestes, les pratiques, les croyances, les paroles…tout semble s’être peu a peu évanoui avec le temps. Les civilisations sont mortelles et la mémoire ou l’histoire ne nous restitue que quelques bribes de leurs richesses.
La colonisation, la mondialisation, la globalisation semblent avoir tout effacé laissant la place à un désenchantement généralisé du monde auquel la religion chrétienne à largement participé en imposant son dieu unique, sa vision linéaire du temps, ses certitudes et ses valeurs.
Les objets sont là, immobiles et silencieux, vestiges matériels décontextualisés, tels des ossements blanchis, vidés de leur chair et de leur âme. Pourtant même dans leur dépouillement, leur présence est obsédante. Ils nous troublent, nous charment, nous ensorcellent. C’est qu’à l’étrangeté de leurs formes s’ajoute le mystère de leurs messages. Les arts premiers nous interpellent parce qu’on les ressent plus que l’on ne les comprend. Ils nous touchent d’abord au ventre puis au cœur et à l’esprit.
L’impact visuel de leurs formes constitue un premier choc étymologiquement esthétique c’est-à-dire émotionnel. Ce sentiment ne provient pas ici des critères classiques de beauté hérités de l’antiquité gréco-romaine anthropocentrique. C’est un effet de surprise devant un langage inconnu de signes déclinant des harmonies nouvelles alliant la pureté des lignes au foisonnement des volumes. L’émotion relève ici de l’émerveillement devant des représentations qui ne concernent plus l’homme mais des entités invisibles.
Les messages que véhiculent ces objets ne sont plus audibles. Les cartels qui les accompagnent sont stéréotypés, laconiques, abscons pour le commun des visiteurs : statues de culte des ancêtres, masques d’initiations, origines ethniques, aires géographiques… On ignore tout des mécanismes qui président à leur fonctionnement. Sans doute, même dans les sociétés lointaines qui les ont créées, seuls quelques initiés en détenaient les arcanes.
Pourtant on ressent en leur présence quelque chose d’indéfinissable, comme une « aura », une « force » mystérieuse et lointaine qui se maintien dans ces restes tronqués. On sait, et c’est sans doute là l’essentiel, que ces objets sont des intercesseurs avec des mondes invisibles et que leur nature relève du sacré. Lors de sa visite au Trocadéro au début du XXe siècle Picasso note : « J’étais tout seul. Je voulais m’en aller, je ne partais pas. Je restais, je restais. J’ai compris que c’était très important : il m’arrivait quelque chose ? Les masques, ils n’étaient pas des sculptures comme les autres. Pas du tout. Ils étaient des choses magiques. »
Même dans les musées, la magie opère toujours.
En poussant plus loin la réflexion on peut comprendre pourquoi ces arts, plus que premier, sont primordiaux. Ils nous renvoient à des intuitions fondamentales et vitales, à cette pensée sauvage décrite par Claude Lévy Strauss, qui est enfouie en chacun d’entre nous. Ils nous laissent entrevoir cette dimension enchantée du monde, cet équilibre mystérieux des énergies, ces correspondances entre l’homme et la nature, l’esprit et la matière.
Par-dessus tout, plus que des témoins ethnographiques ou des chefs d’œuvres de l’art universel, ils sont le résultat d’une pensée solidifiée, obsédante, éternelle : qu’y a-t-il de l’autre côté ?
Paul Matharan