Le grand départ du héros identitaire de la Négritude a donné lieu à une émouvante série d’hommages sincères, révélateurs de l’envergure conquise dans l’imaginaire collectif par le rebelle aux armes miraculeuses. Néanmoins parmi la compréhensible floraison des ave Césaire de toute sorte, comment ne pas remarquer les larmes miraculeuses de nombreux crocodiles de grands marigots politiques et littéraires ?
Césaire le bien-aimé ?
Il y eut un ancien ministre de l’Éducation Nationale, un certain François Bayrou à l’hommage larmoyant, qui s’était pourtant acharné à faire retirer du programme des Terminales les très salutaires Cahier d’un retour au pays natal (1939) et Discours sur le colonialisme (1950), par une note de service du Bulletin Officiel de l’Éducation Nationale du 27 juillet 1995. Le retrait des œuvres de Césaire avait été annoncé par une indignation vertueuse du député UDF Alain Griotteray qui trouvait « choquant et inacceptable » (séance parlementaire du 12 septembre 1994) que Césaire ose comparer le colonialisme au nazisme. Il y eut un illustre homme d’Etat pourfendeur de la racaille des banlieues de la France continentale, qui salua l’œuvre révolutionnaire de Césaire pourtant défenseur de « la négraille ».
Il y eut l’inévitable Raphaël Confiant, auteur d’une biographie de Césaire, sous forme de règlement de comptes gêné-rationnel et de meurtre médiatique du père (meurtre subventionné par les éditions Stock qui réalisèrent un bon « coup » éditorial). Dans le livre intitulé Aimé Césaire, Une Traversée paradoxale du siècle Césaire est traité de « Nègre marron d’opérette »… Il convient de relire ce livre, pour mieux évaluer la nature de certains hommages à Césaire englués dans le consensus amnésique, et pour habituer notre mémoire à échapper à l’envoûtement de l’événement du maintenant. La liste des crocodiles attirés par les caméras lacrymogènes ne s’arrête pas là. Mais, au fond, peu importe. Le soleil luit pour tout le monde, qu’il s’agisse d’un Compère général soleil ou d’un Soleil cou coupé.
L’important, à vrai dire, c’est la densité des travaux (au sens des travaux d’Hercule) de celui qui, à l’instar de l’Haïtien Franke-tienne, maîtrisait le dialecte des cyclones et des volcans. Ce n’est pas un hasard si en parcourant le Cahier on tombe sur « l’énorme poumon des cyclones qui respire et le feu thésaurisé des volcans ». Jetons un bref coup d’œil cependant sur la grosse biographie (350 pages) de Raphaël Confiant consacrée à Césaire, une vraie tentative de laminage de l’image du grand poète auteur de Moi laminaire (1982).
Raphaël Confiant, le moi lamineur
Certes tout grand écrivain doit être soumis à des lectures critiques, mais l’ouvrage de Confiant relève de trois types d’approche : celle d’un Œdipe attardé réalisant un gros coup publicitaire, en voulant tuer la figure paternelle/ celle d’un initiateur de courant littéraire qui a besoin de liquider un courant d’intérieur pour mieux se positionner dans la république des lettres, et celle d’un écrivain souffrant de boulimie de visibilité, gêné par l’ombre d’un immense écrivain. Dans la biographie en principe iconoclaste de Confiant Césaire apparaît sous les traits d’un « petit député de couleur », un « nègre en costard cravate » à la rigidité ridicule, frappé d’une « incapacité coloniale » à écrire le créole. Il est en outre décrit comme un aliéné linguistique « canniba-lisé » par la langue française, un petit chef « à l’ego hypertrophié » souffrant d’une paranoïa de complots, et révélant une affligeante « incapacité » à comprendre la réalité anthropologique martiniquaise.
Il est « . responsable » d’avoir favorisé l’élite mulâtre, ou plutôt « la mulâtraille » (en français dans le texte) au détriment des « prolétaires noirs ». Il est donc coupable de la « mulâtrisation » des cadres du Parti Progressiste Martiniquais (PPM). Il est également tenu pour responsable (par la loi de la départementalisation de 1946)) d avoir sacrifié les élans d’indépendance de la société martiniquaise et d’avoir causé la « bétonisation » du tissu urbain martiniquais. Cette haine anti-mulâtre (chez cet écrivain qui est un chantre du métissage), je l’avais déjà lue chez un personnage célèbre de l’histoire contemporaine, quasiment dans les mêmes termes, chez François Duvalier : Problème des classes à travers l’Histoire d’Haïti (1948). On sait ce qu’a donné dans l’Histoire la désignation de groupes raciaux comme ethno-classes privilégiées. Enfin Césaire aurait développé aux Antilles une funeste « chimère d’Afrique », l’Afrique étant décrite par Confiant comme une mère indigne vendeuse de ses enfants, c’est-à-dire le contraire de l’Afrique de la Négritude de Senghor et de Césaire.
La traversée du siècle
J’emprunte ce titre au prologue de l’excellente biographie de Césaire rédigée par Roger Toum-son et Simonne Henry-Valmore, intitulée Aimé Césaire le Nègre inconsolé. Le titre fait allusion à un passage du célèbre poème El Desdichado de Gérard de Nerval : « Je suis le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé ». Aimé Césaire a 18 ans lorsque la III0 République célèbre son apothéose colonisatrice par la mémorable Exposition coloniale de 1931.
Il a 23 ans à l’époque du Front Populaire. Il est témoin et acteur de nombreuses mutations idéologiques du XX° siècle : le choc entre fascisme et communisme, les derniers soubresauts de la 111° République, les révolutions esthétiques (le surréalisme) et philosophiques (l’existentialisme). Il publie le Cahier l’année du début de la 11° guerre Mondiale. Il a vécu l’oppression de l’amiral Robert, haut commissaire de la France aux Antilles-Guyane en 1940, nommé par le pouvoir pétainiste. Césaire est au cœur de ce qui était à l’époque une révolution identitaire et ontologique, le mouvement de la Négritude. Il a su tirer parti des apports de l’anthropologie de Léo Frobenius, de la psychanalyse et du potentiel contestataire des avant-gardes littéraires. Il fait partie des animateurs des revues subversives qui impulsent toute une pédagogie de la Négritude : Légitime Défense (paru en 1932), L’Étudiant noir (paru en 1934), Tropiques (paru en 1941). L’engagement de Césaire est multiple : l’œuvre poétique, la contestation de l’histoire coloniale, le combat de légitime défense pour dénoncer l’agression séculaire de l’esclavage et de la colonisation contre le monde noir, l’action politique en Martinique.
En 1946, tenant compte de l’aspiration majoritaire des Martiniquais, il défend au Parlement la loi de la départementalisation, afin de mettre un terme au statut colonial des possessions françaises d’Amérique et de la Réunion, au nom de l’égalité républicaine. 1946 est également l’année de l’adhésion réservée d’Aimé Césaire au Parti Communiste Français dont il se sépare en 1956. Roger Toumson et Simonne Henry-Valmore résument le contenu de la lettre de rupture du 24 octobre 1956 adressée par Césaire à Maurice Thorez : le refus du PCF de condamner les crimes de Staline, lors de son XIV0 Congrès au Havre en juin 1956, le soutien apporté par le Parti à la répression de 1 insurrection algérienne, son attitude paternaliste vis-à-vis du Tiers Monde et son refus d’accepter la conception d’un communisme conforme à la réalité martiniquaise. Deux ans plus tard il contribue à la formation du Parti Progressiste Martiniquais (1958).
A partir des années 1960, tout en conservant la vigueur de ses dénonciations des régimes coloniaux (Discours sur le colonialisme), Césaire a su capter la complexité des enjeux de pouvoir qui surgissent dans les contextes post-coloniaux : les identités blessées en mal de réponses, les incompréhensions entre peuples et dirigeants, les frustrations croisées, la lutte à mort entre les reconstructeurs pressés et les boulimiques de pouvoir pulsionnel. Au moment où la dictature de Duvalier en Haïti est contemporaine de nombreux despotismes issus des décolonisations africaines, Césaire exprime à travers des tragédies (La Tragédie du roi Christophe, 1963-1964, Une Saison au Congo, 1966-1967, Une Tempête, 1968-1969) le drame de dirigeants animés de projet de construction nationale confrontés à un triple obstacle : le malentendu entre le leader visionnaire et son peuple (Christophe), les rivalités meurtrières (la mort de Lumumba dans Une Saison au Congo) et l’interdépendance tragique et imprévisible entre le maître impérialiste et le dominé, Prospéro et Caliban dans Une Tempête, adaptation de La Tempête de Shakespeare.
La décennie 1970 est celle du combat pour la Régionalisation de la Martinique (compte tenu de l’échec de la départementalisation) et d’une véritable guérilla administrative menée par les autorités françaises contre Césaire. En décembre 1974, Giscard d’Estaing (pourtant massivement élu par 1 électorat martiniquais, à la grande « honte » de Césaire) fera faux bond au maire de Fort-de-France lors d’une rencontre officielle prévue. Ce raté de l’aristocrate républicain qu’était Giscard, s’inscrit dans une tradition de visites problématiques des chefs d’État français en Martinique, inaugurée par le passage de Gaulle en mars 1964 à Fort-de-France. L’engagement du maire en faveur de l’Union de la Gauche et de la Régionalisation sera récompensé après l’élection de François Mitterrand en 1981. Jusqu’en 2007 où il appuie la candidature de Ségolène Royal, Césaire fait figure de combattant des idées, fidèle à un esprit de vigilance permanente.
Les rendez-vous avec la postérité
En tant que poète, dramaturge, homme politique, historien (Toussaint Louverture, la Révolution Française et le problème colonial, 1962), pamphlétaire anticolonial, artisan de la Négritude, Césaire a de multiples rendez-vous avec la postérité. Parmi les traits caractéristiques permanents du personnage on retiendra vraisemblablement l’esprit de rébellion, la puissance du style, la fidélité dan l’engagement politique, la conscience historique aiguë et une sensibilité souvent éprouvée par des déceptions de toute sorte.
Le Césaire rebelle qui rompt avec fracas avec le Parti Communiste à cause des crimes de staliniens (alors que Louis Aragon chantera les louanges de Staline et appuiera l’invasion soviétique de la Hongrie) est le même qui refuse les 8 et 9 décembre 2005 de recevoir le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, à cause de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 sur « le rôle positif de la colonisation ». Était-ce vraiment étonnant de la part de l’auteur de l’incendiaire Discours sur le colonialisme ? Quant à la vigueur flamboyante du style, elle correspond sans doute au tempérament de pourfendeur de l’écrivain, à 1 ampleur de sa conscience des dégâts de l’Histoire dans le monde noir, à un vécu de combats incessants mais aussi à une tradition caribéenne de mise en scène mouvementée de la fiction, telle qu’on la trouve chez Alejo Carpentier, Daniel Maximin, Jacques Stephen Alexis, Franketienne, sans oublier les affinités du poète martiniquais avec des voleurs de feu comme Rimbaud et Lautréamont dans la poésie française. Il ne s’agit pas de canoniser le grand homme, car sans doute certains aspects de la Négritude seront à réviser, au vu des bilans de nombreuses dictatures drapées dans la « conscience noire » et du spectacle de groupes sud-africain noirs pourchassant sans pitié les émigrés zimbabwéens et mozambicains en mai 2008, sans parler d’autres Rwanda, Sierra Leone et Libéria. Mais à chaque époque ses combats et ses combattants.
Voir Le Monde du 15 mai 2008 Raphaël Confiant, Aimé Césaire, Une Traversée paradoxale du siècle, Paris, Stock, 1993. Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal (1939), Paris, Présence Africaine, 1983, p. 57. Roger Toumson, Simonne Henry-Valmore, Aimé Césaire, le Nègre inconsolé, Paris, Syros, Fort-de-France, Vent-dés îles, 1993. Il s’agit de la première strophe du poème El Desdi-chado, figurant dans le bref recueil Les Chimères (1854) de Gérard de Nerval : « Je suis le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé / Le Prince d’Aquitaine à la tour abolie Ma seule étoile est morte -et mon luth constellé / Porte le Soleil noir de la mélancolie. R. Toumson et S. Henry-Valmore, Aimé Césaire, Le Nègre inconsolé, déjà cité, p. 137-138. Il faut lire la série vibrante des « Merci à Staline ! » dans les Lettres Françaises de mars 1953.
R. L
1 Voir Le Monde du 15 mai 2008
2 Raphaël Confiant, Aimé Césaire, Une Traversée paradoxale du siècle, Paris, Stock, 1993.
3 Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal (1939), Paris, Présence Africaine, 1983, p. 57.
4 Roger Toumson, Simonne Henry-Valmore, Aimé Césaire, le Nègre inconsolé, Paris, Syros, Fort-de-France, Vent-dés îles, 1993.
5 II s’agit de la première strophe du poème El Desdichado, figurant dans le bref recueil Les Chimères (1854) de Gérard de Nerval : « Je suis le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé / Le Prince d’Aquitaine à la tour abolie Ma seule étoile est morte – et mon luth constellé/ Porte le Soleil noir de la mélancolie.
6 R. Toumson et S. Henry-Valmore, Aimé Césaire, Le Nègre inconsolé, déjà cité, p. 137-138.
7 II faut lire la série vibrante des « Merci à Staline ! » dans les Lettres Françaises de mars 1953.