LES VISIONS DU MONDE

Imaginons un homme qui se lève le matin et prend son petit déjeuner en parlant tranquillement à son chien. Dans le métro qui le conduit au lycée où il travaille il consulte son horoscope dans le journal. Toute la journée il donne des cours de physique chimie à ses élèves puis dîne à l’amicale des anciens de la région dont il est originaire, avant de rentrer chez lui.
A partir d’une telle description plutôt banale il est possible de définir les différentes visions que l’homme peut se faire du monde: animiste lorsqu’il prête des sentiments humains à son chien ; analogiste lorsqu’il considère que son destin est inscrit dans les étoiles ; naturaliste lorsqu’il enseigne à ses élèves les propriétés générales de la matière et de la composition des corps ; totémiste lorsqu’il s’identifie à un groupe et un lieu porteurs de mêmes qualités intrinsèques.
C’est à Philippe Descola, anthropologue, enseignant à l’Ecole des hautes études en science sociale, et professeur au collège de France, que l’on doit cette nouvelle approche théorique en anthropologie du rapport de l’homme à son environnement, après une longue étude de terrain chez les jivaros d’Amazonie et d’importants travaux d’analyse dans différentes cultures à la fois dans l’espace et dans le temps.
En observant que les Jivaros ne séparent pas nature et culture et en déplaçant la réflexion autour de la distinction corps/esprit (ou physicalité/intériorité) à partir de laquelle toute les cultures établissent des ressemblances et des différences entre humains et non- humains, il définit quatre mode d’identification des qualités du monde qu’il nomme ontologies (systèmes de distribution de propriétés à tous les « existants », personnes, animaux, plantes, objets).
– L’animisme prête une même intériorité aux humains et aux non-humains, leur différence se situant au niveau physique. Les animaux, en particulier possèdent un « esprit » et un « jugement » identique au notre et nous pouvons communiquer avec eux par les rêves ou la transe. On retrouve entre autre cette vision d’un monde « animé » en Amazonie, chez les indiens d’Amérique du Nord, les Inuit, les peuples de Sibérie ou certaines populations d’Asie du Sud Est et de Mélanésie.
– Le naturalisme, à l’inverse, instaure une ressemblance de fond au niveau physique, tout corps ayant la même composition, la différence se situant dans l’intériorité, seuls les humains possédant un esprit. Cette vision « objective » monde est celle de l’Occident. Elle prend naissance dès la renaissance et se développe à partir du XVIIe siècle.
– Le Totémisme organise le monde en groupes composés à la fois d’humains et de non-humains possédant des qualités communes, à la fois physiques et morales, qui s’incarnent dans leur totem, ancêtre hybride apparu au « temps du rêve ». Cette vision d’un monde « subdivisé » en classes d’êtres se retrouve dans les sociétés aborigènes d’Australie ou chez certaines populations de la côte Nord Est de l’Amérique.
– L’analogisme perçoit tous les « existants » comme uniques et différents les uns des autres. C’est donc à travers des correspondances entre toutes ces composantes que le monde peut s’organiser. Il s’agit ici d’une vision « enchevêtrée » présente dans les grandes civilisations d’Orient, les sociétés indiennes des Andes et du Mexique, ou encore les cultures de l’Afrique de l’Ouest.
Ces quatre sources du déchiffrement du monde permettent une nouvelle interprétation des productions matérielles de nombreuses cultures dont le sens nous était jusqu’à présent largement illisible. Philippe Descola en fait la démonstration dans la remarquable exposition intitulée « La fabrique des images » présentée actuellement au musée du Quai Branly.
Ainsi la présence dans un masque Inuit d’un visage humain inséré dans une figure animale renvoie à une perception « animiste » où l’esprit de l’animal, semblable à celui de l’homme, est rendu par des traits humains.
Une peinture sur écorce d’Australie, dite aux rayons X, qui figure l’intérieur d’un corps, renvoie à une perception « totémiste » où les organes représentés sont communs à l’homme, à l’animal et à toutes les entités qui composent le groupe.
La chimère, être composé de différents d’attributs provenant d’espèces différentes relève de « l’analogisme », de même que les figures surchargées de signes de l’art africain. Ici la magie, la divination, le sacrifice, l’accumulation d’indices et de charges sur le même support permettent d’établir des correspondances entre les différentes entités du monde.
Enfin, à partir de la renaissance la peinture « objective » du monde matérialise les prémices d’un « naturalisme » qui laisse dans ses débuts transparaître la spécificité spirituelle de l’humain dans l’expression des visages avant de réduire l’homme à sa simple dimension physique intégrée aux autres éléments de la nature.
Sans doute tous les objets n’offrent-ils pas une lecture aussi facile. De plus s’il existe dans chaque culture une vision dominante, celle-ci n’est pas exclusive comme le montre l’exemple choisi en introduction à cet article ou la perception naturaliste qui est la notre n’élimine pas le recours intermittent aux autres ontologies, celles-ci étant potentiellement présentes en chacun de nous. Néanmoins, cette nouvelle approche des structures de la pensée humaine revisite entièrement notre rapport au monde. Elle démontre que notre cosmologie moderne profondément ethnocentrique reposant sur le dualisme entre nature et culture n’est pas la seule façon de percevoir les choses qui nous entourent.
De part sa relation particulière à la matière l’approche naturaliste, largement répandue dans le monde contemporain, a permis à la fois et paradoxalement, avec le développement des sciences, la sauvegarde et la mise en danger de l’espèce humaine mais aussi de la planète. Aujourd’hui la distinction entre l’ordre naturel et l’ordre culturel se brouille : manipulations génétiques, nanotechnologies, clonage, tendraient d’un côté à robotiser l’homme ; droit des animaux reconnus comme des êtres pensant, protection des espèces et des écosystèmes tendraient à humaniser la nature et à ne plus la considérer comme simple objet d’exploitation.
Les questions de la mondialisation, de la pollution, des pandémies, de l’environnement réactualisent la pensée analogiste, chacun percevant l’importance des interconnexions entre les sociétés, l’homme et la nature, et plus largement entre toutes les composantes du monde.
Dans une démarche de tolérance et d’humanisme, Philippe Descola plaide pour une nouvelle forme assumée d’analogisme, fonctionnant sur le modèle de la démocratie représentative et débouchant sur un universalisme qu’il qualifie de relatif, dans la mesure ou les relations particulières que certains « collectifs » entretiennent avec le monde seraient respectées.
Paul Matharan (Afiavimag)
A lire. Philippe Descola : les lances du crépuscule (terre humaine). Par delà nature et culture (sciences humaines). La fabrique des images (catalogue Quai Branly)

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