Enquête policière et culture traditionnelle chez les Dogons du Mali

 

Pour mener à bien une enquête criminelle dans une région habitée par les Dogons du Mali, le très atypique commissaire Habib des romans policiers du Malien Moussa Konaté doit utiliser sa connaissance approfondie de la culture Dogon. Il doit notamment bien interpréter les rapports entre la parole et la pensée chez ce peuple bien connu pour sa culture très riche en traditions spirituelles et initiatiques. Dans L’Empreinte du renard (2005), Habib et son collègue, l’inspecteur Sosso, partent pour enquêter sur une série de meurtres mystérieux en pays dogon.

Le commissaire Habib, un policier anthropologue

L’écrivain malien Moussa Konaté a beaucoup lu les romans policiers de Georges Simenon.  A l’image du commissaire Maigret, de Simenon, Habib, le héros de L’Empreinte du Renard (2005) et de La Malédiction du Lamentin (2009), est un fonctionnaire qui jouit d’une grande liberté d’action. Il agit sans être mandaté par sa hiérarchie.  Pire, il lui arrive de ne pas arrêter pas le coupable. Dans L’Empreinte du renard, les meurtres en série vont continuer alors même que le commissaire fait son rapport de retour du pays Dogon au Mali… Les investigations policières dans les romans de Moussa Konaté exigent de l’enquêteur un bon équilibre entre la maîtrise des méthodes scientifiques (autopsie, empreintes digitales) et le respect du fonctionnement des cultures traditionnelles. D’où l’importance extrême accordée aux rituels de la parole et à la connaissance approfondie des traditions. Comment s’appuyer sur un témoignage où la vérité est masquée dans une parole compréhensible aux seuls initiés ?

Moussa Konaté a commencé à publier les enquêtes du commissaire Habib dans L’Assassin du Banconi et L’Honneur des Keita (2002), deux récits regroupés dans un même recueil. La suite de ses enquêtes est plus longue. Dans L’Empreinte du renard, son héros doit se rendre en pays Dogon pour enquêter sur des morts suspectes. L’écrivain a d’ailleurs affirmé que « le crime n’est pas le seul intérêt de ce roman mais c’est aussi le monde Dogon »[1]. Les Dogons sont un peuple du Mali qui ont fui l’islamisation et sont venus habiter dans des falaises qui les ont protégés du monde extérieur. Ils ont pu ainsi conserver  ainsi leurs coutumes et leur religion. Ils croient en un dieu unique, Amma qui créa la terre et en fit son épouse. Elle lui donna un fils, Yurugu ou le « Renard pâle » : un être imparfait qui ne connaissait que la première parole, la langue secrète sigi so. La terre donna ensuite à Amma un couple d’enfants jumeaux appelés Nommo. Ceux-ci étaient à la fois mâle et femelle. Maîtres de la parole, ils l’enseignèrent aux huit premiers ancêtres des hommes, quatre couples de jumeaux, nés d’un couple façonné dans l’argile par Amma. Les Bozos sont les maîtres du fleuve Niger dont ils peuplent les rives et les îles. Ils respectent leurs traditions telles que la chasse du lamantin, un mammifère aquatique menacé d’extinction. C’est un animal  « protégé »,  offert au moment du mariage.

Dès le début du roman, alors que les deux policiers se trouvent encore à Bamako. Ils tombent en  panne d’essence sur un pont – lieu symbolique du passage entre deux rives et deux mondes. Sosso, le co-équipier de Habib, est jugé responsable de cette panne sèche par son supérieur.  Le commissaire Habib ne bouge pas de la voiture pendant que l’inspecteur va chercher un bidon d’essence. Il reste silencieux alors que de nombreux personnages (mendiants, marchands ambulants, enfants) viennent le solliciter.

Ce goût du silence du commissaire se retrouve également en pays Dogon, notamment chez les anciens, peu bavards, jaloux de leurs traditions et dont le silence marque un passage entre deux humeurs. Lorsqu’il interroge le père d’un des jeunes hommes décédés, celui-ci reste silencieux face à la demande de Habib qui cherche à mieux comprendre les traditions pouvant expliquer les décès à répétition.

Ce que parler veut dire dans la culture dogon

Le langage chez les Dogons a un fonctionnement très particulier. L’ethnologue Geneviève Calame-Griaule a étudié les relations entre langage, culture et société chez les Dogons, dans Ethnologie et Langage : la parole chez les Dogons (1965), travail évoqué par Julia Kristeva dans Le Langage cet inconnu :

Les Dogons appellent parole le résultat de l’acte, l’œuvre, la création matérielle qui en reste : la houe forgée, l’étoffe tissée, sont autant de « paroles ». Le monde étant imprégné de la parole, la parole étant le monde, les Dogons construisent leur théorie du langage comme une immense architecture de correspondances entre les variations du discours individuel et les évènements de la vie sociale. [2]

Moussa Konaté utilise le dialogue pour révéler certaines caractéristiques de la pensée  Dogon. L’écrivain connaît bien la culture de ce peuple car il a participé au collectif  Les Mondes dogons mais il a aussi bénéficié de l’aide d’amis dogons comme il le rappelle dans ses remerciements :

A Denis Douyon et Hassane Kansaye qui m’ont instruit des coutumes et      mystères de leur terre natale. Je leur dois notamment l’idée du duel sur la falaise, le choix de l’arme du crime et les noms des personnages dogons[3]

Quand il arrive à Bandiagara (L’Empreinte du renard), le commissaire se rend à la gendarmerie où il retrouve Jérôme, un de ses anciens élèves devenu lieutenant, qui lui fait un récit étonnant :

            Et que peux-tu me dire de ces fameux évènements, Jérôme ? demanda Habib.

            -Je risque de vous décevoir un peu, mon commandant, parce que je n’en sais pas grand- chose. J’étais absent de Bandiagara et le compte rendu qu’on m’en a fait ne         m’a pas appris grand-chose.

            -Tu t’es rendu sur les lieux,  je suppose.

            -Non, mon commandant.

            -Et pourquoi ?

            -Parce que, officiellement, il ne s’est rien passé.

            -Il ne s’est rien passé ?

            -Personne ne s’est plaint, aucun décès n’a été déclaré. Ce ne sont que des rumeurs.

            -Oui, mais tu aurais pu enquêter pour savoir si ces rumeurs étaient fondées.

            -Théoriquement, oui, mon commandant, mais la réalité est tout autre. Interroger qui  à propos de quoi ?

            -Quand même, intervint Sosso, les parents des victimes ont dû te dire quelque chose.

            -Justement non : personne ne s’est jamais plaint de quoi que ce soit.[4]

La parole est le résultat de l’acte chez les Dogons, or personne ne parle pas de meurtre ou de la mort des jeunes, par conséquent il n’y en a pas eu de victimes et encore moins d’assassin… Les morts sont attribuées à l’esprit de l’ancêtre des Dogons. Habib poursuit pourtant son enquête et interroge tous les témoins : les jeunes et les anciens. Le narrateur décrit souvent le mutisme des personnes interrogées, ou leur façon de détourner les paroles  comme l’assistant du Hogon  – le chef spirituel :

« Cet homme n’est pas un idiot, pensa le commissaire. En effet, Douyon possédait l’art du dialogue : constamment sur ses gardes, ne disant jamais un mot de trop et cherchant à pénétrer les pensées de son interlocuteur.[5]

Mais les jeunes Dogons qui souhaitent se détourner des traditions n’ont pas la même maîtrise de la parole. Ils sont attirés par les biens matériels à la différence des anciens (qui peuvent tuer ceux qui négligent la tradition). Ali, l’un des membres de l’équipe municipale, est un personnage représentant les Dogons convertis à l’Islam. Il accepte de parler aux deux policiers :

Commissaire, dit Ali, dont la chaleur de l’alcool avait sans doute délié la langue, je voulais vous dire qu’il s’est passé quelque chose avant la mort de Némégo.[6]

Ali offre une piste à Habib mais les interrogatoires ne permettent pas aux policiers d’avancer, tant qu’ils ne comprennent pas les pensées de leurs interlocuteurs et le sens qu’ils donnent aux mots. Jérôme, qui vit dans cette région depuis quatre ans, explique au commissaire comment mieux interpréter la pensée de ses interlocuteurs dogons :

Supposons, mon commandant, que vous pensiez que tous ces meurtres ont été commis grâce à la magie, vous entrez de plain-pied dans leur univers. Leurs paroles prendront un sens tout à fait nouveau, jusqu’à ce que vous obteniez une preuve matérielle qui vous permette de vous guider.[7]

Habib et Sosso cherchent des preuves, des faits et des suspects rationnels, alors que les jeunes Dogons proposent un coupable doté de pouvoirs magiques qui appartient à leur univers. Mais Habib avance dans son enquête en prouvant qu’il est capable de partager avec les habitants du village leur conception de la vie qui va de paire avec leur utilisation du langage. Mais la pensée peut rester secrète si elle n’est pas exprimée comme l’affirme le Hogon à Habib :

-Keita,  la parole qui ne franchit pas la barrière des lèvres s’appelle pensée. Or il n’y a rien de plus secret que la pensée.[…]

Le commissaire doit mériter d’échanger avec les initiés, en parlant comme eux :

-Excusez-nous de venir jusqu’ici, mais il arrive que l’oiseau n’ait pas toujours       le choix de la branche sur laquelle se poser.

            -Heureusement que les branches ne se dérobent jamais sous l’oiseau qui n’a pas le choix.

            -C’est tout à l’honneur de la branche n’est-ce pas ?[8]

Le commissaire utilise des formules auxquelles le jeune inspecteur ne comprend rien. Il obtient ainsi des réactions de Kodjo qui sourit, et parfois se tait, afin de réfléchir aux réponses à donner à cet homme, avant d’être déstabilisé par les accusations de meurtre. Seuls quelques indices permettent de deviner les pensées du Chat. Chez les Dogons, pour obtenir une réponse aux questions, celui qui interroge doit prouver qu’il est capable de déchiffrer les messages. Pour les anciens le commissaire est un interlocuteur intéressant qui maîtrise les subtilités du «  savoir des ancêtres », mais qui sait  aussi utiliser  les nouvelles technologies de la modernité (autopsie et analyse des poisons) pour établir des preuves solides. C’est pourquoi il est accueilli par l’assemblée des vieillards sous le togouna, obtenant ainsi la confirmation de ses hypothèses. Moussa Konaté m’a rappelé récemment que :

la parole, en tout cas dans « L’Empreinte du renard », se situe à deux niveaux: le premier auquel tout  individu peut avoir accès, et le second, qui est réservé aux seuls initiés. C’est ce qui explique la cérémonie du sigi so et c’est pourquoi le commissaire Habib doit passer une épreuve.. L’importance du langage se perçoit aussi dans ce proverbe malien :

« Tout enfante son fils, seule la parole enfante sa mère ».[9]

Ce qui signifie que la pensée est à l’origine de la parole qui la met au monde. Sosso est trop jeune et nécessite une formation pour comprendre les échanges entre son supérieur et les autres Dogons. Le héros est caractérisé par son âge et ses problèmes de communication avec sa descendance : « c’est toujours comme ça quand on s’avise de faire des enfants à cinquante ans, ronchonna le commissaire ». Il  forme un duo de policiers avec l’inspecteur Sosso qui est plus jeune que lui. Les deux hommes symbolisent le conflit entre tradition et modernité qui est la problématique de cette œuvre. A la différence des jeunes et des anciens en opposition chez les Dogons, les rapports entre l’inspecteur et le commissaire sont des liens de complémentarité. Le jeune apprend auprès de l’ancien non seulement son métier mais surtout les subtilités de la langue symbole de la sagesse.

Le commissaire a réussi à résoudre l’énigme des morts mystérieuses, mais il n’arrête aucun coupable car ces anciens n’ont fait qu’agir au nom de leur coutume, en mettant un sens sur les mots. Chez les Bozos, la parole est peut être cause de malédiction ou de salut ou encore promesse de vérité. Un des personnages pour prouver qu’il n’est pas du tout mêlé aux meurtres commis dit: «Si je mens, que j’épouse une fille dogon.». En effet ce serait transgresser un pacte millénaire qui lie des cousins, donc se condamner soi-même à une déchéance certaine. . Le héros prouve sa sagesse et sa connaissance en s’adaptant à un peuple qui lui est inconnu.

Le nouveau roman de Moussa Konaté avait pour titre Le Retour du lamantin mais  le livre sera vendu sous le titre La Malédiction du lamantin. Le titre choisi n’est pas innocent. Le nom « retour » semble faire allusion à quelque chose, de déjà vu : peut être dans un roman précédent. Le lecteur doit comprendre que cet animal va disparaître et réapparaître. Le titre met en avant la « malédiction ». Il donne au lecteur des frissons au lecteur et crée un suspense qui dure jusqu’à la fin du roman. Cette technique, déjà employée dans L’Empreinte du renard, est l’une des nombreuses clefs du succès des romans policiers de Moussa Konaté.

Virginie Darriet-Féréol

 

[1]  Moussa Konaté, Entretien  avril 2008.

2  Kristeva, Julia, Le Langage cet inconnu, Seuil, Paris, 1981, p. 61.

.3 Konaté, Moussa,  op. cit..

4 Konaté Moussa, L’Empreinte du renard, Paris, Fayard , 2006, p. 87

5 Op. cit. p103

6 op. cit. p. 110

7 op. cit. p 124

8 op. cit. p. 201

9 op. cit. p. 47

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Bibliographie

Baron, Christine, « Le statut de la littérature », www.fabula.org/revue/cr/311.php.

Calame-Griaule Geneviève (1965), Ethnologie et langage : la parole chez les Dogons, Paris, Institut d’ethnologie Paris, 1987, 591 p.

Calame-Griaule Geneviève, Gay-Para Praline, La Parole du monde, Paris, Mercure de France, 2002, 83p.

Konaté Moussa, L’Empreinte du renard, Paris, Fayard , 2006, 265 p.

Helft Claude, La Mythologie Dogon, Paris, Actes Sud, 2005, 89 p.

Kristeva Julia, Le langage cet inconnu, Paris, Seuil, 1981, 327 p.

Raynal, Patrick, « L’avenir du roman ? Noir », in  Pour une littérature-monde, Paris, Gallimard, 2007, 342 p.

Todorov Tzvetan, Poétique de la prose, Paris, Seuil,1971, 192 p.

http://www.mercuredefrance.fr/titres/laparoledumonde.htm

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