Je me promène sur la belle avenue bordée de palmiers élégants qui mène vers
l’obélisque du Malecón, à Santo Domingo. Je m’arrête dans un petit bar du bord
de mer où je me laisse porter par une super bachata de Frank Reyes, suivie d’une
autre de Joe Veras, puis d’une autre de Zacarias Ferreira, puis d’une autre de
Juan Luis Guerra… Cette musique a un charme inclassable : une dentelle de
notes de guitare accompagnant des chansons légères et poignantes à la fois. La
voix de Frank Reyes chante donde está el amor que me prometiste ou encore
pero me curaré…
Une musique identitaire
La bachata de la République Dominicaine fait partie de la grande famille des musiques
sentimentales nationales, comme la morna du Cap-Vert, la guajira cubaine, la ranchera
mexicaine, le bolero latino. Alors que le merengue dominicain brasse les corps avec frénésie
dans une cadence infernale, la bachata incite à un rapprochement intimiste sur fond de guitares
mélodieuses et une subtile ponctuation de bongos, de maracas et de basse. Avec le merengue,
son compagnon de voyage plus ancien et plus connu, la bachata figure au rang des marqueurs
d’identité de la République Dominicaine, la Dominicanie pour les Haïtiens. Les autres
marqueurs identitaires tels que le rhum ou le cigare, sont associés avec plus de résonance à
d’autres pays de la Caraïbe. Le cigare fait davantage penser à Cuba. Quant au rhum il évoque
n’importe quelle île de l’archipel caraïbéen, la Martinique, la Guadeloupe, la Jamaïque, Haïti,
etc. Mais la bachata est bien dominicaine, depuis le début des années 1960. C’est le dictateur
Trujillo, « el benefactor de la Patria Nueva », qui avait beaucoup œuvré pour faire du merengue
une musique nationale, comme l’avait fait avant lui Getulio Vargas au Brésil pour la samba.
Curieusement c’est quasiment l’année de la mort du terrible dictateur, assassiné le 30 mai
1961, que va émerger la bachata avec ses mélodies reposantes, délicates et sensuelles,
comme si la douceur conciliatrice de cette musique avait le don de faire oublier l’ambiance
pesante de trois décennies d’une dictature de plomb. Pourtant l’ascension et la diffusion de la
bachata furent plus difficiles qu’on ne le croit.
De l’ombre à la lumière
Au sortir des années Trujillo, la République Dominicaine connaîtra ses premières élections
libres et toute une période de mutations sur fond de crises économiques (1984-85, 2000-2004),
d’essor du tourisme et de gouvernements de centre droit. Le retour progressif aux libertés
démocratiques s’accompagne d’une plus grande émancipation de la femme. Dans une société
qui s’ouvre davantage à la consommation, cette femme plus libérée et insaisissable, est le
personnage central des paroles de bachata.
Le démarrage de la bachata dans les années 1960 est assez laborieux. Cette musique traîne
au départ une réputation de musique de « basses classes » peu sophistiquée, sentant le rhum
bon marché de bistrots populaires du quartier de Borojol à Santo Domingo et la romance de
garde rural. On pourrait lui trouver une certaine parenté avec une tradition de musique rurale
de la Caraïbe hispanique, de Cuba et de Puerto Rico. Ces musiques paysannes sont
interprétées par de petites formations, souvent des trios de guitares, comme le Trio Matamoros
de Cuba.
En République Dominicaine la bachata va peu à peu conquérir l’espace urbain, envahir les
bars, les radios et les maisons de disques. Elle a ses pères fondateurs : José Manuel Calderón,
Rafael Encarnación (mort en 1964), Luis Segura (El Añoñaito), Leonardo Paniagua. C’est en
1989 que l’album bachata rosa fait un malheur en termes de vente à l’intérieur du pays et à
l’étranger. A partir de la décennie 80 d’autres chanteurs vont donner plus d’éclat à la bachata.
Si on entre chez un disquaire à Santo Domingo, il convient d’avoir en tête les noms de Frank
Reyes, Antony Santos, Raulin Rodríguez, Joe Veras, Luís Vargas, Alex Bueno, Luís Miguel del
Amargue, Monchy y Alejandra, Willy Castro, Xtreme, Pablo Bachata, El Rubio Loco et Zacarias
Ferreira.
On remarque l’absence de chanteuses dans ce genre qui reste pour l’instant essentiellement
masculin. Après la réussite de l’album de Bachata rosa (1989), la bachata franchira deux
étapes décisives, d’abord avec le succès de Burbujas de Amor de Juan Luís Guerra, dont
l’album sera en tête du classement de Musiques du Monde en 1991. La deuxième étape
commence avec avec le rayonnement mondial du groupe Aventura de New York (formé en
1999), dont les titres « cartonnent » à partir de 2002. L’expansion du genre connaît une phase
nouvelle à partir de la deuxième moitié des années 90, après la fin du régime de Joaquin
Balaguer successeur modéré de Trujillo. Le succès venant, les chanteurs de bachata donnent
plus de résonance au genre en faisant des reprises de tubes internationaux et en essayant des
mélanges audacieux, tels que bachata/reggaeton. Les thèmes chantés se diversifient
également, même si l’amour problématique reste la grande affaire de la bachata.
Le feeling bachata : une musique d’émotion durable
Dans les chansons de la bachata, le chanteur laisse les sentiments s’exprimer en jouant sur
nos cordes sensibles. Ce ne sont pourtant pas les tristes tropiques ni le soleil noir de la
mélancolie. Ce que raconte la bachata c’est l’idée de la toute-puissance de la raison et de la
déraison du cœur, le mal être créé par la sensation de l’amour insaisissable, l’ivresse provisoire
des sens, la souffrance des ruptures sentimentales et la nostalgie des intimités perdues. Ce
n’est pas pour rien qu’on la surnomme la canción del amargue : la chanson de l’amertume.
Cependant il ne s’agit pas d’un spleen brumeux ou d’un blues déchirant ni de mièvreries
sirupeuses mais plutôt d’une tristesse émouvante soluble dans la musique et la convivialité.
Rafael Lucas,(Afiavimag)